Une romancière qui, enfant, suivait des cours de ballet. Sur les murs du studio, des reproductions d'oeuvres de Degas. Puis, il y a huit ans, un documentaire sur La petite danseuse de 14 ans. Le choc. Le désir d'en savoir plus. La pulsion d'écrire sur cette enfant anonyme devenue immortelle. Résultat: un roman historique poignant, Les filles peintes, signé Cathy Marie Buchanan.

«J'ai su une chose, très tôt: au coeur du livre se trouverait la sculpture, destinée à être exposée, et l'impact que cette exposition aurait sur le modèle, une adolescente dont, du jour au lendemain, tous les journaux de la ville ont écrit qu'elle était laide et ressemblait à une bête», a indiqué l'écrivaine torontoise, que La Presse a jointe chez elle, au téléphone.

Cathy Marie Buchanan savait cela après six mois de recherches intensives, qu'elle terminerait en cours d'écriture. Elle ignorait toutefois si Marie van Goethem, c'était le nom de la petite danseuse, se remettrait de «cela». De la manière brutale dont elle serait décrite publiquement. Les documents d'archives étaient muets sur le sujet. L'écrivaine allait donc l'imaginer. À partir des faits. À partir d'innombrables détails vérifiés afin de capter et de traduire l'époque - le Paris des années 1878 à 1895.

Les filles peintes est, dit-elle, «un quart historique, trois quarts fiction».

La romancière - qui, après des études en biochimie, a travaillé en finance pour IBM avant de publier un premier roman, à 45 ans - y raconte les soeurs van Goethem. Surtout Antoinette, aînée, et Marie. Cathy Marie Buchanan leur tend la plume à tour de rôle, alternant les narrations, se faisant plus fruste et directe en Antoinette qu'en Marie, qu'elle a imaginée lettrée - à cause d'une toile de Degas où on la voit prendre une pause en lisant le journal.

Bref, l'aînée de trois soeurs (il y avait aussi la petite Charlotte) «s'est imposée»: «J'ignorais au départ que son histoire en occuperait la moitié du récit.» Cette Antoinette, «impétueuse, impudente», la romancière la liera à Émile Abadie - un voyou qui aura un procès pour meurtre. «J'ai imaginé cette relation, mais l'histoire d'Émile est documentée.» Comme le fait qu'il était figurant dans l'adaptation théâtrale de L'assommoir de Zola.

Scandaleux Zola

Puisque Antoinette faisait elle aussi partie de la troupe, sa rencontre avec Émile était plausible au sein de cette production qui a fait couler de l'encre dans les journaux de l'époque. «Zola était un héros pour bien des gens, surtout dans les classes les plus basses. Mais pour les autres, son oeuvre était inacceptable. On jugeait scandaleux qu'il parle ainsi de pauvreté, d'alcoolisme, de prostitution.»

C'est l'un des aspects de la vie parisienne du XIXe siècle que Cathy Marie Buchanan éclaire ici, par l'intermédiaire de ses personnages et d'extraits du Figaro (qu'elle a résumés et adaptés). Ces articles permettent aussi de suivre le procès d'Abadie, les théories de Cesare Lombroso sur «l'homme criminel» reconnaissable à certaines caractéristiques physiques (mâchoire proéminente, pommettes larges, front bas, etc.). Et le travail d'Edgar Degas sur cette sculpture qui «produit un évident malaise chez le visiteur». C'est ce que pourra lire Marie, dans le journal, au sujet de la statue faite à son image.

Une statue pour laquelle elle a posé, longuement. Comme elle a posé pour nombre d'oeuvres de celui qu'elle appelle monsieur Degas. Parfois portant tutu et ballerines, au Ballet de l'Opéra de Paris où elle apprend à danser. Parfois nue, dans le studio de l'artiste.

«Degas avait, je pense, une véritable affection pour Marie. Il a gardé La petite danseuse dans son studio toute sa vie. Il a écrit pour elle une chanson qui semble paternelle et tendre. Selon moi, il avait le meilleur intérêt des filles à coeur», indique Cathy Marie Buchanan.

Ce n'était pas le cas de la plupart des hommes nantis qui s'affichaient comme les «protecteurs» de ces très jeunes filles pauvres. Très pauvres. «Comme la plupart des gens, je croyais que le ballet se pratiquait par des filles venant des milieux privilégiés. C'était le contraire.» Le corps de ballet était constitué de fillettes et d'adolescentes vivant dans la misère.

À l'ombre des chutes

La romancière a découvert cela dans le documentaire sur La petite danseuse de 14 ans, cet électrochoc qui lui a fait dire que là se trouvait ce qui deviendrait son deuxième roman. Des «abonnés» du Ballet de l'Opéra de Paris - dont Degas ne faisait pas partie pendant la période couverte par le livre, car il n'avait pas assez d'argent pour se payer ce privilège - venaient observer les adolescentes. En choisissaient parfois une. À qui ils faisaient des cadeaux, donnaient de l'argent. Qu'ils «entretenaient».

Les filles peintes entraîne ainsi le lecteur dans des coulisses sombres. Et si le séjour qu'offre Cathy Marie Buchanan en ces lieux se fait en profondeur, le lecteur n'y est pas voyeur. Jamais. Il devient plutôt explorateur. Il est nourri de détails précis mais pertinents. Et, surtout, le cru et le choquant sont rendus par Marie. Désarmante dans sa manière de ne pas s'encombrer de flafla. Sa pudeur naturelle et son caractère direct se mêlent ainsi. Nous déstabilisent.

Cet effet est dû au talent d'une écrivaine qui a grandi à Niagara Falls, un lieu que, un sourire dans la voix, elle décrit comme «différent», où «il se passait parfois des choses bizarres». Lesquelles... bizarrement, ne l'étaient pas, bizarres ou choquantes, pour ceux qui vivaient là.

«Le frère d'un de mes petits amis à l'école secondaire a sauté dans les chutes en baril. Et un jour qu'il pêchait, le beau-frère de ma soeur a sorti un corps de l'eau. J'ai grandi avec ces choses étranges qui se produisaient autour de moi», raconte celle qui a planté là son premier roman, The Day the Falls Stood Still.

Ce «bizarre», ce «différent», elle sait les modeler et les conjuguer au naturel, à l'ordinaire. Et les insuffler à ses écrits et à ses personnages. Lesquels s'ancrent alors dans la réalité. Puis, dans le coeur des lecteurs.

Extrait Les filles peintes

«Elle faisait environ les deux tiers de ma hauteur. [...] Je me suis approchée en observant les chaussons de ballet en toile, la jupe de tarlatane, le ruban vert poireau noué au bout d'une tresse épaisse faite de ce qui me semblait être une perruque de vrais cheveux. [...] Cet étrange corps de poupée [...] n'était plus le mien. Par contre, la figure le front bas, la mâchoire simiesque, les larges pommettes, les petits yeux à moitié fermés était le double parfait de la mienne. Seule indulgence de monsieur Degas : il avait caché mes dents derrière mes lèvres fermées.»

LES FILLES PEINTES, CATHY MARIE BUCHANAN, MARCHAND DE FEUILLES, 483 PAGES.