Trainspotting à Bombay: voilà comment on pourrait résumer brutalement Narcopolis, premier roman pétri de drogues dures et d'amour trash du poète indien Jeet Thayil. Ce fascinant objet littéraire à la fois alléchant et répulsif, iconoclaste et ravagé, onirique et perturbant, a valu à son auteur prix, nominations et menaces de toutes sortes!

La communication téléphonique avec Goa (Inde) est tout simplement atroce. Mais Jeet Thayil ne s'en formalise pas et répète au besoin ses réponses, très calmement. «Je me trouve dans un très vieil immeuble du sud de Goa, explique-t-il, tout est écho, et votre voix m'arrive et repart; franchement, c'est comme un rêve sous opium!»

Thayil sait parfaitement de quoi il parle: pendant 20 ans, il a consommé opium, héroïne et autres substances du genre. Auteur de quatre recueils de poèmes et d'un livret d'opéra, également musicien, il est clean, sobre, désintoxiqué depuis quelques années. Et totalement nostalgique du temps où il était drogué.

«La meilleure chose au monde reste pour moi de consommer de la drogue, constate-t-il. La deuxième chose? Écrire sur le fait de consommer de la drogue! Je sais que c'est choquant quand je dis ça. C'est peut-être parce que j'ai toujours réussi à vivre et à travailler malgré ma consommation que je perçois ainsi les choses. Quand il a fallu que j'arrête parce que, vraiment, j'allais en mourir, je n'ai pas eu le choix: je suis devenu un junkie de l'écriture. Un junkie acharné.»

On s'entend, ce livre ne s'adresse pas aux petites natures ou aux bien-pensants, d'ici ou d'ailleurs: scènes carrément sordides, rêves cauchemardesques, déchéance humaine, personnages parfois vulgaires, commentaires vitrioliques sur Bombay et les luttes religieuses. Comme si cela ne suffisait pas, l'un des personnages principaux de Narcopolis est un eunuque travesti et prostitué! Parce que cet homme castré s'habille en femme, on lui permet en quelque sorte d'investir des sphères d'activité habituellement fermées aux Indiennes.

Comme le font les autres personnages de Narcopolis, on s'attache terriblement à ce Zeenat-Fossette-Soporo (selon qu'il est homme, femme ou enfant non castré). «C'est parce que ce livre est avant tout un roman d'amour déguisé en roman sur les drogues», explique Thayil, qui qualifie sa vie de dépendance de «recherche sur le terrain» (embedded research). Humour noir.

«J'ai écrit ce livre tard dans ma vie, reprend-il, je l'ai fini à l'âge de 51 ans, à un moment de ma vie où je n'avais plus rien à perdre, je sentais que si je n'y mettais pas tout ce que j'avais, il n'y avait aucune raison de l'écrire.»

Aujourd'hui âgé de 54 ans, Thayil enseigne la poésie à l'Université de Goa («Cela fait 38 ans que j'en lis et écris, j'imagine que j'ai le droit de l'enseigner»), participe à des festivals littéraires (où son idée de lire du Salman Rushdie en 2012 lui a valu d'être presque lynché!) et travaille à son deuxième roman. Ou plutôt travaillait: «Depuis quelques mois, je n'écris plus. J'ai écrit un poème en trois mois et demi. Ça ne fait pas de moi un poète. Ça fait de moi un gars qui a écrit un poème en trois mois et demi.» Et cette fois, dans la voix de Jeet Thayil, il y a bel et bien du désespoir. De la peur aussi.

Drogue sacrée

Tissant plusieurs histoires et genres littéraires les uns après les autres, un peu à la manière des films très hétéroclites de Bollywood mais absolument sans jolis saris ni joyeuses chorégraphies, Narcopolis a fait scandale d'abord en Inde (c'est d'ailleurs une maison d'édition britannique qui le publie).

Le roman aborde en effet directement les questions des rapports entre hindous et musulmans, la corruption et la déchéance d'une ville, et décrit avec ce qu'il faut bien appeler de la tendresse les rêves d'opiomanes et d'héroïnomanes, les histoires qu'ils se racontent, leur «rédemption» s'ils survivent.

«Pour moi, expose Thayil, la dépendance à la drogue a une espèce de caractère sacré, c'est un genre de sainteté. Parce que, tout comme les saints, les toxicomanes renoncent à la vie, renoncent à la nourriture, l'amour, l'argent, toutes ces choses que tout le monde veut avoir. C'est une sainteté tordue! Une forme de dévotion? Oui, si on veut, une dévotion troublée, fêlée. Comme écrire, d'ailleurs.» Accro aux mots, Thayil a rédigé ce premier roman (admirablement traduit en français) en s'inspirant en bonne partie de sa vie personnelle et des êtres qu'il a vraiment rencontrés dans les années 70 et 80 dans la ville de Bombay - «pas Mumbai, Bombay», insiste-t-il - alors que l'opium cédait peu à peu la place à l'héroïne, puis aux drogues de synthèse. Son roman est un livre carrément halluciné, généralement glauque, désespéré, mais fascinant et, par moments, hilarant.

«C'est après l'avoir écrit que j'ai réalisé que c'était aussi un roman sur les livres, des livres imaginaires que j'ai eu un plaisir fou à inventer - et c'est d'ailleurs d'eux que vient généralement l'humour. «En même temps, quand on lit Narcopolis, reprend-il, on n'en sort certainement pas avec une image très romantique de la toxicomanie! Peut-être devrait-on en faire une lecture obligatoire dans les écoles.»

Ou peut-être pas! Mais on devrait certainement le lire pour découvrir un auteur hors du commun, un peu comme un William Burroughs indien, un Bukowski qui aurait troqué la bouteille contre la pipe à opium - et s'il y a des amateurs de la plume violente et nécessaire de Rawi Hage dans les parages, qu'ils songent à lire Jeet Thayil. «Une chance que je fais de la musique, conclut-il. Oui, je fais toujours partie du duo STinc [stincmusic.com]. Mais je viens tout juste de créer un projet solo, plus spoken word. Je l'ai baptisé Still Dirty. C'est de la pensée magique, ce titre: je suis «clean» maintenant. Hélas.»

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Narcopolis. Jeet Thayil. Boréal, 304 pages.