Les lecteurs de Chester Brown savent qu'il est un livre ouvert. Sa dernière oeuvre autobiographique n'a toutefois rien d'anecdotique: dans Vingt-trois prostituées, le bédéiste de Toronto brise en effet un tabou en détaillant son commerce avec des prostituées. Une bédé pour lancer un débat.

Seth, auteur de Palookaville, a déjà décrit son ami Chester Brown comme un «robot doté d'un spectre émotionnel plus court que la moyenne». Il faut sans doute être capable de tenir ses émotions à distance pour se livrer aussi crûment qu'il le fait dans Vingt-trois prostituées. L'ouvrage raconte comment, après une rupture amoureuse, le bédéiste décide de tourner le dos à l'amour romantique et de payer pour baiser.

Le fait que Chester Brown parle de sa vie intime n'est pas étonnant. Il a déjà raconté dans les menus détails sa découverte de la masturbation dans Le playboy, ainsi que ses premières expériences amoureuses dans Je ne t'ai jamais aimée. L'onanisme n'est déjà pas l'activité sexuelle la plus célébrée publiquement. Aller aux putes, c'est pire: peu d'hommes en parlent ouvertement.

«J'avais déjà fait quelques livres autobiographiques avant. Une fois que tu as fait des livres comme ça, dans ton esprit, tout peut faire l'objet d'un livre. Toute expérience intéressante, précise-t-il, et payer pour du sexe en est une.» Chester Brown ne raconte d'ailleurs pas seulement ses relations avec les prostituées, il rapporte aussi les discussions parfois musclées qu'il a eues avec son entourage au sujet de sa sexualité.

Vingt-trois prostituées n'a rien d'un livre trash. Son arc dramatique ne suit pas les soubresauts émotionnels de son auteur, mais plutôt les étapes d'une profonde remise en question. De sa dernière rupture, il tire une conclusion radicale: il ne veut plus s'engager émotivement. Pour lui, l'amour romantique est synonyme de possessivité et de jalousie. Ce qu'il trouve horrible.

Propos militant

Pas d'amour, donc. Mais il veut encore du sexe. Il analyse ses options: puisqu'il n'a pas les «compétences sociales» pour cumuler les histoires d'un soir, il décide de faire appel à des prostituées. C'est ce qu'il montre au fil des pages d'un ouvrage au militantisme affiché, qui défend les relations sexuelles rétribuées entre adultes consentants.

Prudent, Chester Brown a pris soin de ne pas verser dans la pornographie. Son approche est quasi documentaire, presque clinique. «Je me tiens à distance des personnages et, pour l'essentiel, je ne fais pas de gros plans sur les organes génitaux, fait remarquer le dessinateur. Je me suis volontairement éloigné de ce qui aurait pu titiller.»

Le bédéiste ne cache pas sa volonté de transformer la perception que les gens ont de la prostitution. Des critiques lui ont toutefois reproché d'évacuer des questions graves comme le trafic humain et de traiter les femmes comme des objets, puisqu'il ne montre jamais leur visage. Le bédéiste admet qu'il aurait pu se montrer plus critique au sujet de l'esclavage sexuel, qu'il réprouve.

«L'idée selon laquelle une personne est vidée de son humanité parce que son visage est caché me semble ridicule», répond-il toutefois à ceux qui lui reprochent d'avoir traité les femmes comme des objets. «Quand j'ai commencé le livre, j'avais l'intention qu'il porte plus sur les prostituées, explique-t-il. Ne pas donner de détails sur elles, c'était une nécessité pour protéger leur anonymat.»

Prenant appui sur l'idée trudeauiste voulant que l'État n'ait rien à voir dans la chambre des gens, l'auteur plaide pour la décriminalisation et le libre choix. «Le temps dira si le livre est tombé dans les bonnes mains au bon moment», conclut-il. Chester Brown offre une réflexion nuancée dans un ouvrage confrontant.

__________________________________________________________________________

Vingt-trois prostituées. Chester Brown. Cornélius.