Avec son pif habituel, la maison d'édition Les Allusifs nous fait découvrir Hanne Ørstavik, figure de proue de la littérature norvégienne. Après avoir publié il y a trois ans La pasteure - qui a remporté en 2004 le prix Brageprisen, équivalent norvégien du prix du Gouverneur général -, voici Amour, terrible et magnifique roman sur l'incommunicabilité, oeuvre phare de l'auteure de 41 ans sortie en 1997 et traduite pour la première fois en français.

Hanne Ørstavik a appris le français à l'âge de 16 ans, raconte-t-elle au téléphone dans une langue étonnamment fluide. Elle venait de quitter son village natal, dans le nord de la Norvège, pour s'installer à Oslo avec sa famille. «La distance est aussi grande entre les deux qu'entre Oslo et Rome. Ç'a été une rupture profonde dans ma vie. J'ai su une chose à ce moment-là, que j'allais apprendre le français pour continuer ce mouvement. Je voulais aller encore plus loin, vers une langue latine, dans un autre monde. Les langues sont des espaces de vie formidables.»

Cette explication résume bien la démarche d'une auteure rigoureuse qui s'est toujours intéressée au langage comme véhicule. «Chaque roman est une recherche sur le langage, mais ça ne m'intéresse pas en tant que tel. Pour moi, écrire a à faire avec la vie entièrement. Ce n'est pas abstrait.» Amour est d'ailleurs un livre très concret: chaque phrase est d'une précision sans faille et c'est ce qui le rend d'autant plus percutant.

À la veille de ses 9 ans, Jon sort vendre des billets de loterie pour son club sportif en espérant que sa mère lui préparera un gâteau pour le lendemain. Celle-ci, Vibeke, s'apprête à aller à la bibliothèque et, pourquoi pas, rencontrer l'homme de sa vie. C'est l'hiver, la nuit tombe, et un cirque ambulant vient de s'installer au village.

Chacun dans son monde, Jon et Vibeke passeront une soirée qui fera basculer leur vie. «Je m'intéresse depuis longtemps au décalage entre le monde intérieur et extérieur. Comment vivre dans les deux, ressentir ce qu'on ressent vraiment et non seulement être pris par ce qu'on pense qu'on doit sentir.» Beaucoup de ses personnages, constate-t-elle, vivent dans leur tête - c'est le cas de Jon et Vibeke. «Mais comment vivre avec les autres? C'était la question que je posais dans La pasteure. C'est dangereux, la vie, mais si on ne sort pas de sa tête, on meurt à l'intérieur.»

Le climat d'Amour est tellement angoissant que chaque geste posé par la mère et le fils en devient inquiétant. «J'ai mis tout ce que je trouve dangereux moi-même dans ce livre. Les fêtes foraines, le petit garçon qui descend dans la cave de son voisin, qui monte dans l'auto d'un inconnu...» Mais finalement, le danger n'est pas où on l'attend. «Il est en dedans, là où il devrait être en sécurité.»

N'en disons pas plus, mais après nous avoir fait craindre le pire pendant 130 pages, Amour se termine sur une note qui glace le sang. «J'ai écrit ce livre quand ma fille était bébé, je n'aurais pas pu le faire avant», raconte l'auteure, qui est heureuse quand on lui dit que ce roman écrit en 1997 n'a pas vieilli. «C'est un chagrin, la vie qui passe, mais je sais que je n'aurais pas pu l'écrire aujourd'hui. Pour moi, la grande question était comment est-ce que je peux savoir qu'elle sait que je l'aime? Est-ce que la parole porte? C'était un peu un vertige envers le langage. Pendant que j'ai écrit ce livre, je me demandais ce qu'était l'amour.»

Pour y répondre, elle a créé une mère monstrueusement égoïste, qui à aucun moment n'a une pensée pour son fils. «Je la trouvais plus affreuse à l'époque que maintenant.» Elle comprend son besoin d'amour qui est composé d'un grand vide. «Elle en a tellement besoin qu'elle n'a pas grand-chose à donner. Vibeke n'a aucun contact avec ses sentiments... Et ça se reproduit d'une génération à l'autre. Si personne ne valide ta perspective, tu n'existes pas. C'est ce qui arrive à Jon.»

Un autre de ses livres devrait être traduit prochainement aux Allusifs, et elle publiera à l'automne en Norvège un nouveau roman, Les hyènes, qui se déroule en Angleterre, au bord de la mer. «C'est un hasard si les deux romans que vous avez en français se passent dans le Nord.» Les lieux géographiques, comme le langage, sont déterminants dans l'existence de quelqu'un, croit-elle. «Nous portons tous les paysages de notre enfance. Dans mes livres, le lieu est très important, il donne corps à l'existence concrète et situe le personnage dans le monde.» Les paysages d'Hanne Ørstavik font maintenant un petit peu partie du nôtre.

Amour

Hanne Ørstavik

Les Allusifs, 144 pages