C'est triste à dire, mais la plupart des classiques subissent l'odieux de l'obligation, sans qu'on ne sache si c'est la meilleure façon de les garder en vie ou si cela ne contribue pas à les embaumer. Une façon de faire son devoir de mémoire, comme à des funérailles, avant de les enterrer définitivement. Mais l'obligation même de lire les classiques se perdant de plus en plus dans l'éducation publique, on se demande par quel miracle, de nos jours, on peut tomber sur Ringuet. Dans un chalet? En prison?

Relire le Trente arpents de Ringuet pour les besoins d'une entrevue avec Denys Arcand, qui s'en est inspiré pour écrire Euchariste Moisan, est une chance inespérée dans une profession qui nous condamne toujours à l'actualité. On se souvient avoir été «obligée» de le lire au cégep - même pas avant. On se rappelle cette prof sympathique qui s'excusait presque de nous imposer ces «romans de la terre», ce qui ne faisait que nous terrifier davantage. On se rend compte qu'on n'a pas retenu grand chose de Ringuet, sinon qu'une grosse déprime. En général, la littérature québécoise nous déprimait. Denys Arcand n'a certainement pas tort lorsqu'il écrit à propos de Ringuet que «toute la littérature québécoise est une littérature de la tristesse, du renoncement et du chagrin. À l'image de notre réalité qui a toujours été bien éloignée de tous les rêves échevelés que nous nous sommes obstinés à nourrir».

Pourtant, nous n'avions aucun problème avec la noirceur des romans russes, aucun problème avec les Américains Faulkner, Steinbeck, les Français Zola, Hugo ou Balzac qui dépeignaient eux aussi des réalités difficiles, injustes, terribles. On comprend que le lycéen français puisse se sentir écrasé par des siècles de chefs-d'oeuvre, mais il est difficile de comprendre pourquoi le cégépien québécois pourrait se sentir découragé par la tâche de lire une littérature aussi jeune que la nôtre. Des classiques québécois, il n'y en pas des tonnes - Denys Arcand les résume pour sa part à Maria Chapdelaine, Un homme et son péché, Trente arpents, Le Survenant, Bonheur d'occasion et Les Plouffe. Peut-être qu'à eux seuls ces romans concentrent trop de nos souffrances et de nos peurs les plus intimes pour nous séduire. Peut-être faut-il une grande maturité pour lire cette littérature, quand on a passé l'âge de rêver pour regarder la réalité en face.

Et c'est justement le portrait réaliste, impitoyable, d'une effrayante lucidité, de la condition du paysan canadien-français qui nous frappe en relisant Ringuet. Le style, aussi, d'une grande beauté. On était trop inculte à 20 ans pour le voir. Trente arpents, d'ailleurs considéré comme le dernier «roman de la terre», est le récit de la fin d'un monde qui n'a rien d'exagéré. Car ce monde-là a effectivement disparu. Mais certainement pas les cicatrices qu'il a laissées dans la psyché québécoise. Ce n'est pas qu'on en a la nostalgie - Ringuet nous en vaccine, puisqu'il ne succombe pas à l'apologie de la terre et maintient la position d'observateur de son sujet -, mais voilà un roman qui nous en dit beaucoup sur nos origines. On comprend mieux la popularité d'un Lionel Groulx, qui voyait dans l'urbanité, la laïcité, l'individualisme, l'immigration, le matérialisme, même le féminisme des dangers menaçant la survie des Canadiens français... Des sujets qui font encore débat aujourd'hui, tous abordés par Ringuet. Car on est tenté de croire qu'à l'époque décrite par l'écrivain, on devait au moins être rassuré par la démographie, ces familles si nombreuses et populeuses, et pourtant, Trente arpents nous fait comprendre le choc de l'énorme saignée causée par l'exode des Canadiens français aux États-Unis. Là où Euchariste Moisan finira ses jours comme veilleur de nuit, loin de sa terre, entouré de petits enfants qui ne parlent plus sa langue. On ne peut pas lire ce roman sans ressentir de la pitié pour cet homme et un profond désespoir. Voilà sûrement pourquoi on ne le lit pas. Ça fait trop mal. Mais si ça fait mal, c'est bien parce que ça nous parle, parce que c'est une douleur et une peur qu'on ressent encore. En ce sens, dans son esprit même, Trente arpents est toujours d'actualité. Ce qui est encore plus désespérant...