Fondateur du département de communications de l'UQAM, Jean-Paul Lafrance est l'auteur de plusieurs ouvrages sur les médias, la société de l'information, les jeux vidéo et le développement des nouvelles technologies. Face à l'omniprésence du numérique dans nos vies, l'ancien titulaire de la chaire UNESCO-Bell en communication et développement international se dit inquiet. Et souhaite que l'humain reprenne le contrôle de sa vie.

Votre livre s'intéresse à l'évolution du numérique et à sa place prépondérante dans nos vies. Diriez-vous que nous étions préparés à faire face à cette transition?

La transition vers le numérique a débuté il y a environ 50 ans, avec le premier micro-ordinateur. C'est une évolution qui s'est faite lentement. Étions-nous prêts? La vérité, c'est qu'on n'est jamais prêt à ces grandes transformations. Or, les problèmes causés par le numérique deviennent de plus en plus clairs. Au début, on était tous un peu émerveillés par ce qui se passait et on se faisait des illusions: le numérique allait créer plus de démocratie, plus d'information. Il allait modifier pour le mieux les rapports entre les individus. Mais on s'aperçoit finalement que ce sont les grands de ce monde qui sont en train de faire dévier le numérique à leurs propres fins et qui sont en train d'accaparer les profits du numérique. C'est le fameux problème du 1 %, qui est de plus en plus présent.

On parle beaucoup ces temps-ci de la réponse des États face aux géants que sont Netflix, Facebook, etc. Que peut-on faire?

On peut certainement encadrer ces entreprises et exiger qu'elles paient des taxes. Les États ont des pouvoirs, mais ils ne les exercent pas. Il faudrait penser à une forme de gouvernement mondial qui ferait contrepoids à ces multinationales. Il faut faire quelque chose, car on réalise aujourd'hui qu'on ne sera plus capable de continuer très loin dans la direction actuelle. Je ne suis pas adepte des scénarios de fin du monde, je suis relativement optimiste, mais il faut bouger. C'est comme en environnement: tout n'est pas perdu, mais tout n'est pas gagné non plus.

L'économie se transforme, le monde du travail aussi. Comme beaucoup, vous proposez l'idée d'un revenu minimum garanti pour pallier les pertes d'emplois et de revenus à venir. Pourquoi?

Le modèle reste à ajuster, mais j'imagine que si on continue à appauvrir la classe moyenne et à offrir un salaire minimum bas, il va y avoir une réaction. Plusieurs expériences ont été tentées dans les pays nordiques. Ici, il faut se demander comment monnayer les différentes aides du gouvernement, qui sont, disons-le, assez opportunistes. À l'heure actuelle, nous n'avons pas de philosophie générale du travail. Je ne suis pas économiste, ce n'est pas moi qui vais trouver la formule, mais il me semble qu'on peut revoir les différentes aides - aide sociale, assurance-emploi, etc. - que l'État distribue de manière anarchique et électoraliste. Le problème, c'est qu'on ne parle pas de cette question fondamentale. Au Québec, le débat est monopolisé par d'autres questions. Or, il faudrait l'aborder de front.

Comme bien des observateurs, vous envisagez un monde où, à cause de la robotisation, toute une portion de la population se retrouvera sans travail.

Notre façon de voir le travail vient du siècle dernier. J'entends les gens dire que le numérique va créer des emplois. Oui, pour une petite partie de la population. Mais il va aussi créer des emplois moins intéressants et, à moyen terme, on assistera à l'accélération de l'appauvrissement de la classe moyenne. Oui, la formation et l'éducation sont primordiales, mais on ne va pas transformer un camionneur en ingénieur informatique aussi rapidement qu'on le dit. Il y a une transition à faire et on ne la fait pas. On laisse aller les choses. Le problème n'est pas abordé de front.

Dans ce livre, vous abordez aussi les effets du numérique dans nos vies. Vous parlez du sentiment de vide que les gens ressentent, vous employez le terme «stress de l'âme». Êtes-vous inquiet pour vos semblables?

Il faut que l'humain se ressaisisse devant ce qui lui arrive. Il ne faut pas qu'il soit inféodé à la machine. J'ai une formation en philosophie et j'en suis venu à me dire qu'il faudrait appliquer les grands principes des écoles de pensée et d'action de la philosophie grecque au numérique (la connaissance de soi, le contrôle de soi, etc.). Michel Foucault parlait du souci de soi et de la nécessité de se réformer soi-même.

Avons-nous cédé les rênes de notre vie aux grandes multinationales?

Oui, tout à fait. Il faut dire que les machines qui sont en place sont extraordinaires. Grâce aux nouvelles techniques du big data et de l'intelligence artificielle - qui sont au service de la société de consommation -, on est capable de s'adresser à la personne même. C'est une formidable machine qui tente de deviner les désirs les plus fous et qui promet de les réaliser. Quand je vois les dommages que ça fait sur des enfants de 12 à 18 ans qui sont complètement sous l'emprise de ces machines... Quand je parle de stress de l'âme, je fais référence à cet état qui va de la dépression à l'hyperactivité, et qui s'accompagne de difficultés à se concentrer. C'est toxique. On l'a vu récemment, les sociétés avouent finalement qu'elles ont programmé leur machine pour créer une dépendance. C'est comparable à la cigarette qui contient des produits conçus pour qu'on s'y accroche. Or ces entreprises ont été poursuivies pour des millions de dollars et ont dû reconnaître leurs responsabilités.

Les questions et les réponses ont été reformulées par souci de clarté.

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Promesses et mirages de la civilisation numérique. Jean-Paul Lafrance. Liber. 180 pages.