Le 23 juin, il y aura un demi-siècle que Boris Vian s'est éteint brusquement, dans la salle obscure du cinéma où l'on projetait pour la première fois J'irai cracher sur vos tombes, inspiré de son roman. Portrait d'un inclassable qui fait ces temps-ci l'objet de plusieurs biographies et rééditions, puisque son oeuvre ne veut pas crever!

Si, par impossible, l'on projetait de cracher sur la stèle de Boris Vian, alias Vernon Sullivan (les auteurs de Je voudrais pas crever et de J'irai cracher sur vos tombes), eux qui comptent 50 ans ferme de fosse commune, les «osses» enveloppés dans «un suaire de chez Dior!» comme le premier le souhaitait dans sa chanson J'suis snob, il faudra faire le voyage à Ville-d'Avray un dimanche - «Ville-d'Avril», disait-il. C'est là que ses amis pataphysiciens, Parigots, poètes et polissons (dont Henri Salvador - son «Salvaduche» - qui l'a enfin rejoint pour faire «un boeuf») mirent en terre le cercueil à bout de bras, les employés des pompes funèbres étant en grève... C'était en juin 1959. Boris-Vernon creva le 23 alors qu'une révolte éclatait au Tibet, qu'une révolution advenait à Cuba, qu'une dictature s'installait en Indonésie et qu'Hitchcock tournait La mort aux trousses...

Lui, le Bison ravi (anagramme qu'il avait choisi à l'adolescence), il l'a eue aux trousses sa courte vie durant, la Grande Faucheuse. Elle l'avait à l'oeil: angines à 12 ans, crises de rhumatisme cardiaque, fièvre typhoïde, le coeur toujours prêt à s'arracher à l'ordre du temps. Pourtant, contre l'avis des médecins (le Dr Montaigne, le Dr Chiche), il se fit joueur de trompette pour défier sa patate! Membre du Hot Club de France à 17 ans, il jouera de sa "trompinette" dans les caves humides du Saint-Germain-des-Prés d'après-guerre, il se fera chanteur, romancier, parolier, dramaturge, traducteur tandis que, au civil, il était bel et bien ingénieur. Il avait fait la Centrale des arts et manufactures, diplôme à la clé. Mais la clé avait des sons de sol, de fa... esclave cardiaque du be-bop, le cher Boris...

De sa position d'ingénieur, il osa des trucs qui le menèrent à s'inventer un oncle qui, dans La java des bombes atomiques, «fameux bricoleur», «un vrai génie question travaux pratiques» pour qui «la question du détonateur s'résout en un quart d'heur'», se creusait toutefois la tête pour trouver le moyen de tuer d'un coup «tous les grands chefs d'État». L'on peut dire de l'ingénieur Vian que, à part ingénuité et génie, et le truc du «pianocktail» dans L'écume des jours, il n'a gardé de la fréquentation des cours qu'un souvenir flou, sinon fou...

Cet enfant malade, ce jeune homme qui disait ne pouvoir vivre au-delà de 40 ans (visant assez juste, il mourut à 39 ans et quatre mois), eut une enfance heureuse et une vie drolatique même si son rentier de père fut ruiné en 1929 et assassiné par des cambrioleurs peu gentlemen en 1944. Enfant, il causait grenouilles avec le voisin, M. Jean Rostand, il faisait du vélo avec Yehudi Menuhin, dont la famille loua la villa des Vian lorsque, fauchés ils s'installèrent dans la maison du gardien et que c'était tout comme: même parc, mêmes parties d'échecs dans l'herbe, mêmes surprises-parties dont le Bison disait qu'elles n'avaient ni "surprise" ni "parti", tous buvant du Coca-Cola...

Difficile d'attraper Vian par un bout ou l'autre, lui qui a laissé une oeuvre romanesque, poétique, théâtrale, musicale, une oeuvre jeune: le «prince du Tabou» qui, dans l'âge zazou, n'a jamais endossé la défroque; le traducteur de Chandler sans formation d'anglais mais un flair polar (Proust traduisit Ruskin sans connaître l'anglais, avec un flair cathédrale); l'antimilitariste qui traduit les mémoires de guerre du général Bradley sous le titre Histoire d'un soldat (dans sa dédicace à un ami, il biffa soldat, ajouta connard); l'apolitique qui écrit au président de la République le magistral Déserteur; le fantaisiste miné par la mélancolie; l'humoriste traduisant Mademoiselle Julie du pas drôle Strindberg; l'homme pressé qui descendait à Saint-Tropez dans sa Brasier 1911 ne roulant qu'à 50 km/h; le bel homme aux yeux bleus d'un mètre 87 que le bigleux Sartre (qu'il admire et appelle Jean-Sol Partre) va cocufier... Quel Vian est le bon? Tous, l'un dans l'autre, dont c'est le 50e anniversaire de la triste disparition (une fête pour Boris) le 23 juin.

Mais chouette La Pléiade! En 2010, le Bison ravi se glissera dans le papier missel, lui qui, pistonné par Sartre, rata le «prix de la Pléiade» en 1946, lui à qui Gallimard refusa L'Automne à Pékin et L'Arrache-coeur. Ces messieurs de la rue Sébastien-Bottin ouvrent enfin la porte de la prestigieuse planque à l'auteur de Fais-moi mal, Johnny...