Tout a commencé à cause du grand-père de Patrick Desbois, Claudius. Déporté en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale, le malheureux avait fini à Rawa-Ruska (sur le territoire actuel de l'Ukraine), un camp «punitif» où certains dépeçaient les cadavres pour ne pas mourir de faim. «Pour nous, c'était terrible, a dit un jour Claudius à son petit-fils. Mais pour les autres, c'était bien pire.» Les autres, c'était les milliers de prisonniers soviétiques qu'on y avait massacrés pour «faire de la place». Et tous les Juifs de la région, qu'on avait exterminés.

Devenu prêtre à l'âge de 30 ans, chargé par l'archevêque de Lyon des relations avec le judaïsme, le père Desbois a fait pour la première fois le voyage à Rawa-Ruska en juin 2002. Il n'en est jamais tout à fait revenu.

 

Lors d'un deuxième séjour en juin 2003, on lui a montré les vestiges de la présence juive dans la région: une synagogue devenue entrepôt à machines agricoles, un ancien cimetière juif sur lequel on a fait un stationnement.

«Je n'en revenais pas: les innombrables victimes de la Shoah en Ukraine n'avaient pas de sépulture; les fosses communes n'étaient ni signalées ni protégées; certaines avaient été pillées pour l'or des dents ou des alliances», dit-il dans les bureaux parisiens de Yahad-In Unum, association judéo-chrétienne qu'il a fondée en 2004 pour conserver la mémoire des Juifs exterminés à l'est de l'Allemagne.

Depuis un peu plus de trois ans, Patrick Desbois et sa petite équipe sillonnent le territoire de l'actuelle Ukraine et dressent la liste des fosses communes pour permettre aux victimes d'avoir la prière des morts, puis un véritable cimetière identifié.

«Les fosses communes, invisibles à l'oeil nu, se trouvent le plus souvent en plein champ, à la lisière des villages, car les Allemands redoutaient de s'aventurer dans les bois, à cause des partisans, explique-t-il. Tous les survivants de cette époque savent où elles se trouvent, car cela se faisait au vu et au su de tout le village et que les Allemands réquisitionnaient les enfants et les adolescents comme auxiliaires. Ces derniers sont aujourd'hui âgés de 70 à 80 ans, mais ils se souviennent des circonstances des massacres, du nom de beaucoup de victimes, des voisins, des camarades de classe. Nous en sommes à notre 820e interview filmée et enregistrée. Nous pensons poursuivre ce travail dans les sept ou huit ans qui viennent, en Biélorussie et en Russie.»

1,5 million de victimes par balles

Selon les dernières estimations, 1,5 million de Juifs auraient été exterminés par balles en Ukraine de 1941 à 1944. Le travail du père Desbois et de son équipe consiste à rappeler à la mémoire des noms et des visages, mais aussi à «reconstituer la scène du crime comme dans un roman policier».

Le modus operandi pourrait ressembler à ceci: on regroupait les Juifs d'un ou de plusieurs villages, on les enfermait un ou plusieurs jours dans une école ou une écurie, on les faisait se déshabiller, puis partir au pas de course vers une fosse profonde de huit mètres que d'autres Juifs avaient creusée, on les alignait par rangs de cinq ou plus, et les soldats tiraient - «une seule balle par victime». Les victimes tombaient dans la fosse. Ailleurs, on les faisait s'étendre contre le sol avant de les abattre. Une couche de sable, puis de nouveaux Juifs arrivaient et s'étendaient sur les cadavres.

«Beaucoup d'entre eux n'étaient pas morts, raconte le père Desbois. Les témoins disent que, pendant trois jours, on voyait la terre bouger. Il est arrivé ici et là qu'un blessé léger réussisse à ressortir de la fosse après la tuerie. La plupart des bébés tombaient vivants dans la fosse, on ne gaspillait pas de balles pour eux. Dans une lettre à sa fiancée, un soldat allemand raconte qu'ils jouaient au ballon avec les enfants juifs...»

Selon Patrick Desbois, un soldat allemand sur trois aurait participé aux massacres: les groupes spéciaux, mais aussi la Wehrmacht, la police, la gendarmerie. On improvisait: à certains endroits, on a emmuré des Juifs dans un puits, dans une mine, sous un marché, en attendant qu'ils meurent asphyxiés.

Quant aux enfants ukrainiens, aujourd'hui des vieillards, on les réquisitionnait pour collecter les bijoux et transporter les vêtements. Pour arracher les dents en or aux vivants. Pour descendre dans la fosse et «tasser» les couches de cadavres.

«Ce sont en premier lieu les réquisitionnés qui viennent vers nous, dit le père Desbois. Contrairement à ce qui a été dit parfois, les Ukrainiens que je vois depuis quatre ans n'ont aucune réticence à témoigner. Bien sûr, il y a eu des fascistes ukrainiens, une police ukrainienne formée par les Allemands. Il y a aussi eu des crimes horribles, commis contre des voisins, des rivaux, pour de vieilles querelles de voisinage. Les Allemands avaient donné carte blanche pour tuer des Juifs. Et quand on donne le droit de tuer, on bascule dans une autre société. Mais, là comme ailleurs, il n'y aurait jamais eu de Shoah s'il n'y avait pas eu de Troisième Reich. Et les survivants de l'horreur sont soulagés de témoigner.»

Porteur de mémoires

Père Patrick Desbois

Éd. Michel Lafon, 330 pages, 24,95$

Shoah par balles, l'histoire oubliée

Film de Romain Icard

DVD MK2-DOCS, 85 minutes

 

Conférence du père Patrick Desbois

Le Centre commémoratif de l'Holocauste à Montréal accueillera le père Patrick Desbois, le 29 octobre, pour une conférence à l'occasion du lancement de la 11e Série éducative sur l'Holocauste. L'événement aura lieu à la salle Lucie et André Chagnon du Cinéma Impérial Sandra et Leo Kolber, au 1430, rue de Bleury. Infos : 514-345-2605.