Si Harry Potter parle français, c'est beaucoup grâce à elle. Éditrice chez Gallimard Jeunesse, Christine Baker raconte comment elle a mis la main sur la série de J.K. Rowling, avant même que le premier livre ne sorte au Royaume-Uni. Et comment elle y a cru dès le début.

Vous avez été la première éditrice française à lire le manuscrit de J.K. Rowling. Comment est-ce arrivé?

Quand on fait le métier d'éditrice, vous savez, on a les réseaux qui permettent d'être au courant des projets qui se font. Or, il se trouve que parmi mes relations en Grande-Bretagne, il y avait la directrice du Scottish Book Trust, un organisme encourageant la littérature, qui avait décidé de donner sa petite bourse annuelle de littérature jeunesse à une jeune femme mère célibataire, qui avait presque fini d'écrire ce premier livre à propos d'un jeune sorcier. Elle m'a dit: «C'est vraiment bien, tu devrais le lire.» J'ai donc eu le manuscrit très tôt, avant même qu'il soit publié en anglais. Voilà comment ça a commencé.

Qu'est-ce qui vous a fait croire que ce livre méritait d'être traduit?

C'est vrai qu'à l'époque, la tendance [en livre jeunesse] était beaucoup plus aux problèmes sociaux, à la réalité, aux drames. Harry Potter n'était donc pas du tout à la mode. Je pense d'ailleurs que son côté un peu désuet, plus proche de l'archétype des contes, où les valeurs morales traditionnelles sont récompensées, est une des choses qui ont fait hésiter les éditeurs anglais qui l'ont refusé. En revanche, j'avais très rarement vu un manuscrit d'un jeune auteur aussi parfaitement réussi. L'émotion était là, l'humour était là, les dialogues étaient là, l'attachement aux personnages aussi. La capacité à construire un monde imaginaire était exceptionnelle. Je savais aussi qu'elle avait en tête plusieurs volumes. Aujourd'hui, c'est la norme, mais à l'époque, c'était très exceptionnel.

L'histoire dit que vous avez fait valider vos impressions par votre mari et vos enfants.

En fait, ils ont lu avant moi le manuscrit, que j'avais apporté à la maison. Mon mari avait été libraire pour enfants, mes filles avaient 10 et 11 ans à l'époque. Ils avaient des discussions très vives sur les personnages, sur l'intrigue. Je me suis dit : il ne faut pas que je tarde à lire cette histoire parce qu'il se passe quelque chose. C'est ce qui l'a fait passer en haut de la pile.

A-t-il été difficile de convaincre Gallimard de traduire le livre?

Il n'y avait pas d'enthousiasme, ça, c'est sûr. Cette histoire d'orphelin qui va dans un pensionnat et qui a des dons de magie, pour mon patron, c'était bof. Mais j'avais carte blanche, tant qu'il n'y avait pas de somme particulière à dépenser. Cela dit, j'ai dû augmenter un peu l'offre, parce que la somme standard n'était pas suffisante aux yeux de Christopher Little, l'agent de J.K. Rowling. Il faut lui rendre hommage, parce qu'il ne représentait jamais d'auteurs jeunesse. C'est vraiment par erreur qu'elle lui a envoyé son manuscrit. Parce qu'elle aimait bien son nom: Mister Little.

Le titre de la version originale est Harry Potter and the Philosopher's Stone. En français, il a été changé pour Harry Potter à l'école des sorciers. Pourquoi?

C'est mon intervention, peut-être un peu trop pusillanime. Déjà que cette histoire était hors norme, je me suis dit que si en plus on l'appelait Harry Potter et la pierre philosophale, ça n'allait pas aider! J'avoue que j'ai changé le titre pour que ce soit plus vendeur.

Le succès et son ampleur vous ont-ils surpris?

Ce qui est intéressant, c'est que c'est venu des enfants. Ce sont eux qui ont alerté les libraires. Parce qu'ils ont aimé la couverture et le titre, peut-être parce qu'ils aimaient la collection Folio Junior. Mais tout est parti du bouche-à-oreille dans les cours de récréation. Cela dit, c'est arrivé vraiment progressivement. En Angleterre comme en France, c'est sorti sans tambour ni trompette *. Une sortie tout à fait normale, en petit tirage, entre 5000 et 10 000 exemplaires. Après un an, ça a explosé de façon vraiment exponentielle. À chaque titre, on avait 10 fois le nombre de lecteurs, puis 100, puis 1000, puis 1 million. Ç'a été la même chose dans tous les pays, du reste. À partir du volume 4, c'est devenu ce grand phénomène socioculturel qu'on connaît. Mais il ne se serait rien passé s'il n'y avait pas eu cet échange entre les enfants et les librairies.

Le succès est une chose, la longévité en est une autre. Harry Potter a manifestement été plus qu'un phénomène de mode. Comment l'expliquez-vous?

Parce que l'auteure traite de très nombreux sujets, profonds, dont la mort, bien sûr. Et qu'elle pose des questions que posent tous les enfants et tous les adolescents. Aussi, l'idée qu'elle avait de faire vieillir ses personnages, alors que, traditionnellement, le héros récurrent d'un livre pour enfants ne vieillit pas. Toute une génération a été très touchée et a accompagné cette croissance.

Quel impact, selon vous, a eu Harry Potter sur la littérature jeunesse?

C'est un succès tellement phénoménal qu'il y a un effet un peu miroir aux alouettes. Ça a libéré l'écriture. Beaucoup de talents se sont révélés. Beaucoup de jeunes écrivains disent: «J'ai osé écrire grâce à J.K. Rowling parce que c'était une jeune inconnue. Parce qu'elle a persévéré et passé beaucoup d'années à construire un monde.» Ça a aussi mis un éclairage sur la littérature jeunesse, qui était considérée comme un parent pauvre dans les milieux littéraires français. Mais il y a toujours un effet pervers. L'effet pervers, c'est la surproductivité. L'accroissement de l'offre, alors que le nombre de lecteurs et le temps de lecture n'augmentent pas. Enchères, surenchères, nécessité de faire de gros paris financiers sur des manuscrits encore à peine écrits. Aujourd'hui, les choses se sont formalisées, officialisées et organisées de façon plus industrielle. Il y a de grosses agences littéraires, on est inondés quotidiennement de manuscrits qu'on nous présente tous comme plus extraordinaires les uns que les autres. Tout le monde cherche le nouveau Harry Potter. C'est la rançon du succès. Elle est très lourde.

Et qu'a changé Harry Potter pour vous?

Ça n'a changé qu'à titre personnel. Faire partie d'une aventure exceptionnelle dans l'édition, c'est un peu un conte de fées. Mais ce n'est vraiment qu'une satisfaction personnelle.

Avez-vous l'impression d'être prisonnière de ce succès? De devoir, vous aussi, trouver le nouveau Harry Potter?

Rien n'a changé dans mon rapport au métier. J'ai toujours peur de me tromper. Toujours peur que le livre que j'adore ne rencontre pas le succès. Et c'est toujours le bonheur total quand il marche mieux que j'imaginais. Pour ce qui est de trouver le nouveau Harry Potter, je vous dirais non. Je ne pense pas que ce genre de chose arrive deux fois dans une vie.

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* Le premier tome de Harry Potter est sorti le 26 juin 1997 en Grande-Bretagne (Bloomsbury) et le 9 octobre 1998 en France (Gallimard/Folio Junior). Il est sorti aux États-Unis (Scholastic) le 1er septembre 1998.

Photo fournie par Gallimard

Harry Potter à l'école des sorciers