«À tantôt»: c'est par ces mots que se termine chacun des huit tomes de la série BD Magasin général, créée par les Français Régis Loisel et Jean-Louis Tripp et se déroulant dans le Québec rural des années 20. Baptisé Notre-Dame-des-Lacs, le neuvième et ultime volume, en magasin depuis jeudi, en lice pour trois prix au Festival d'Angoulême et déjà en réimpression en Europe tant le succès est colossal, se clôt par un simple «Voilà, c'est fini...» Ce n'est pas fini: un roman, graphique ou autre, ne se termine jamais. Il suffit de le relire. Ou d'en parler avec Loisel et Tripp.

«Magasin général, c'est une grande histoire d'"emmieutage"», résume avec chaleur Jean-Louis Tripp, aux côtés d'un Régis Loisel gentiment goguenard.

Ou, pour reprendre les mots d'un des personnages de la BD, c'est «un grand respire de liberté» soufflant sur un village québécois perdu où, en 1920, Marie Ducharme doit décider si elle garde le magasin général après la mort de son mari. Et où Serge Brouillet, Montréalais rescapé de la guerre de 14-18, vient échouer avec sa moto, tel un Survenant épicurien.

À partir de là, le petit village fermé sur lui-même, soumis à l'Église, se tuant au travail ou en accouchant, va peu à peu s'ouvrir. Au plaisir. À l'affirmation de soi. Aux amours de toutes sortes. À partir de là, tout va aller mieux, tout va s'emmieuter.

On peut analyser de bien des façons ce beau «roman graphique» publié depuis 2005 (lisez les neuf tomes comme autant de chapitres, à la queue leu leu: c'est bel et bien un roman, mais dessiné). La journaliste qui signe ces lignes y voit une représentation a contrario de l'Éden: une Ève de 40 ans, c'est-à-dire Marie Ducharme, découvre le paradis en croquant dans le plaisir comme source de savoir - pas étonnant que Marie soit enceinte sur la couverture du dernier tome, alors qu'elle est veuve et sans «prétendant».

L'anti-Maria Chapdelaine

C'est en quelque sorte l'anti-Maria Chapdelaine, «conçue» il y a 100 ans par un romancier français, Louis Hémon. Car dans ce Magasin général imaginé par deux bédéistes français, surgit un Québec rural moins misérabiliste, un Québec libertaire comme l'Espagne de 1936 (sans maire, sans curé, sans banque), un Québec précurseur de la Révolution tranquille.

«C'est en tout cas la théorie de Sarah», dit Jean-Louis Tripp. Sarah Huriburt, chercheuse universitaire américaine, a en effet publié un essai fouillé sur Magasin général en 2011. «Elle soutient que nous avons dynamité le roman du terroir de l'intérieur», ajoute, ravi, Régis Loisel qui, en passant, cherche à vendre son chalet dans les Laurentides!

Mais pour l'instant, nous sommes dans Villeray, dans la maison que Tripp a très joliment refaite (emmieutée!) de fond en comble. Enchaînant les entrevues, les deux copains-bédéistes-scénaristes-dessinateurs-romanciers reviennent tout juste d'une longue tournée européenne triomphale: 1000 autobus sillonnent Paris en annonçant sur leurs flancs «L'heureux dénouement d'une grande série, Magasin général», le premier tirage de 80 000 exemplaires du neuvième tome est déjà épuisé en Europe, alors que le 42e Festival international de la bande dessinée d'Angoulême vient de nommer cet ultime album dans ses trois grandes catégories (meilleur album, meilleure série, prix du jury)!

Grande fermeture

On sent Tripp et Loisel à la fois heureux, tiraillés, prêts à passer à autre chose, émus: «Ce n'est pas comme une peine d'amour, la fin d'une série, explique Loisel. C'est plutôt comme des enfants qui vieillissent et quittent la maison: ils doivent faire leur vie, mais ils nous laissent aussi faire notre vie, maintenant!»

N'empêche, c'est l'heure des boucles bouclées. Alors que le dernier «chapitre» de Magasin général est sorti jeudi au Québec, Régis Loisel et Jean-Louis Tripp ont été, ce week-end, présidents d'honneur du 12e Rendez-vous BD de Gatineau.

Or, c'est parce que l'Université du Québec en Outaouais a sollicité en 2001 Régis Loisel pour qu'il y enseigne la BD et parce que Loisel a refusé et plutôt proposé son copain Jean-Louis Tripp (qui, lui, a enseigné deux ans à l'UQO, dans ce qui s'appelait alors Hull) qu'ils ont tous deux eu l'idée de concocter une bande dessinée à deux têtes et quatre mains. Qui, en neuf ans, est devenue un phénomène, et dont des producteurs français ont actuellement envie de tirer soit un film, soit un dessin animé 3D!

Le temps d'une BD

Le secret? Les deux hommes ont pris le temps de raconter une histoire qui tenait pourtant en quelques lignes au début: «Je me souviens, dit Loisel, que dans notre synopsis, on expliquait en une ligne que Marie devait, à un moment donné, se battre avec les femmes du village, mais ça nous a demandé de dessiner deux albums et demi pour l'illustrer, cette ligne!» «C'est comme si on avait fait un film d'auteur mais avec les moyens du cinémascope, en BD», ajoute Tripp.

Pour la recherche documentaire, Loisel et Tripp ont épluché des ouvrages d'archives (dont toute la collection de livres photos Aux limites de la mémoire chez Publications du Québec), collaboré avec des Québécois (dont l'incroyable coloriste François Lapierre), mais aussi lu les romans historiques populaires de Michel David, par exemple. Loisel et Tripp ont même illustré les couvertures de la tétralogie Un bonheur si fragile du regretté auteur!

Finalement, Jean-Louis et Régis auront écrit une oeuvre étrangement tendre, et assumée comme telle: «On n'aurait pas eu envie d'utiliser le ressort classique du méchant personnage, dit Loisel. Nous avons eu envie d'un grain de sable, mais d'un grain de sable positif, un petit quelque chose qui entre dans l'engrenage pour y provoquer des conséquences heureuses.» «Nous, conclut Tripp, on est prêts à monter au créneau pour défendre que la gentillesse est une valeur importante. Nous, on croit profondément qu'on peut s'emmieuter.»

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Magasin général, tome 9: Notre-Dame-des-Lacs. Loisel et Tripp. Casterman, 122 pages.

Séances de dédicaces

6 décembre à 14h: Librairie Monet (causerie et dédicaces)

11 décembre, de 17h à 19h: Jean-Louis Tripp à la Librairie Planète BD, Régis Loisel à la Librairie Débédé!