Le hasard a fait que lorsqu'on a commencé à lire le nouveau roman de Nancy Huston, Le club des miracles relatifs, un immense incendie de forêt était en train de forcer l'évacuation de Fort McMurray. Étrange sensation, puisque ce livre d'une dureté implacable se déroule à Terrebrute, dans l'Overnorth, là où l'on extrait l'ambroisie de la terre en semant la désolation tout autour.

L'Overnorth, c'est le nord de l'Alberta, province natale de l'écrivaine qui vit en France depuis une trentaine d'années, Terrebrute étant l'équivalent de Fort McMurray et l'ambroisie, un beau mot pour nommer le pétrole.

« J'ai changé les noms parce que, dans le fond, la même chose se produit ici et là dans le monde, à des détails près. Le but de ce roman n'était pas de montrer du doigt, mais de réfléchir un peu plus loin », explique l'écrivaine de sa voix douce, si douce qu'il faut parfois se pencher par-dessus la table pour bien l'entendre, en cette fin d'avant-midi animée au Café Cherrier.

Montrer du doigt l'exploitation des sables bitumineux en Alberta, elle l'a beaucoup fait depuis deux ans, depuis qu'une visite de Fort McMurray a complètement bouleversé sa vie.

« Avant, je trouvais les gens qui parlaient d'écologie gentiment ennuyeux. Il a fallu le viol de ma province natale pour que je voie l'extrême gravité de tout ça », explique Nancy Huston.

Elle a donc pris une parole citoyenne, d'abord dans des lettres ouvertes, et aussi dans l'essai Brut, cosigné entre autres avec Naomi Klein. Quant à ce nouveau roman, il fait suite au « choc émotionnel » qu'elle a eu « là-haut ». « On n'a pas besoin de la fiction pour militer ou dénoncer. On a besoin de la fiction pour réfracter la réalité, la faire ressentir. »

Foisonnant

Nancy Huston nous attendait seule, assise toute droite devant une tasse de café filtre, pour discuter de ce roman chargé et foisonnant comme son esprit brillant et bouillonnant. Le club des miracles relatifs parle, en gros, du parcours de Varian, jeune homme surdoué qui quitte son Île grise natale (Terre-Neuve) pour aller chercher son père dans l'Overnorth.

En une heure, nous discuterons aussi de ce qui a influencé l'écriture de ce livre - 1984 de George Orwell, L'île de Sakhaline de Tchekhov, le film M le maudit, entre autres -, de son rapport à la langue française qu'elle adore triturer - « Je ne peux imaginer un endroit où je m'ennuierais plus qu'à l'Académie française » -, de l'organisation très précise de ses chapitres - « Tous mes livres ont des structures contraignantes, mais c'est la contrainte qui libère. »

Mais rattrapée par l'actualité de l'incendie, Nancy Huston reprend son rôle de pamphlétaire et n'hésite pas à commenter. « J'ai envie de dire qu'il y a un rapport de cause à effet. Bien sûr, ce ne sont pas les pétrolières qui ont mis le feu là-haut, mais les augmentations de température sont hallucinantes. Quand j'étais petite, à 800 kilomètres au sud de là, au mois de mai, il faisait entre 5 et 10 degrés, pas 30 ! »

Évidemment, elle est déçue par la rapidité avec laquelle on parle déjà de tout reconstruire, plutôt que d'en profiter pour prendre un temps de réflexion face au « tout-fossile ». Déçue mais pas surprise, pourrait-on dire de cette vraie pessimiste, qui affirme avoir écrit une dystopie, oui, mais « pas très loin de la réalité ». D'ailleurs, pour la première fois de sa carrière, elle n'a pas encore d'éditeur au Canada anglais. À cause du sujet ? « Je ne sais pas... »

Déshumanisation

Pour Nancy Huston, donc, ce qui se passe à Fort McMurray depuis plusieurs années est rien de moins que l'avènement d'un monde post-humain. Un monde où le langage est réduit à sa plus simple expression - pas le choix, avec ces 70 nationalités réunies au même endroit -, d'où l'art est complètement absent et qui est « peuplé de gens qui ressemblent de plus en plus aux machines avec lesquelles ils sont en interaction du matin au soir ».

« Il est beaucoup question de l'humanisation des robots, mais ce qui m'inquiète le plus, c'est la robotisation et la déshumanisation des humains. »

À ce monde qu'elle décrit froid, gris et sans compassion, elle a opposé un Varian faible et hypersensible, mais aussi monstrueux - il est lui-même violent et « habité d'un mal extrême ». Une fois en prison parce qu'on le soupçonne de vouloir s'attaquer au système, il subira les pires humiliations.

« S'il n'avait été qu'un gentil écolo face à cette machine, le roman aurait été mou, nul et manichéen. Mais sa monstruosité est humaine, on peut toujours l'expliquer et la comprendre. Et elle est beaucoup moins effrayante que celle incarnée par la société elle-même, la violence politique, policière, militaire », dit Nancy Huston qui, d'une certaine manière, est descendue de son piédestal de romancière depuis deux ans.

« Il faut savoir que les tours d'ivoire vont être emportées comme les autres, même celles des écrivains qui se disent au-dessus de tout ça. »

Il y a cependant des appels d'air dans son roman, entre autres avec une série de portraits de jeunes femmes d'aujourd'hui - les filles arc-en-ciel, comme elle les appelle -, et la présence de la littérature russe, un réconfort pour les travailleurs de Terrebrute grâce à Varian et ses deux amis, le médecin Luka et sa soeur Leysa.

« Même si je ne vois pas de raison d'être optimiste à long terme, je crois aux miracles relatifs. Il y en a partout, à chaque instant. Autour de nous, des gens vivent de vrais échanges. Jouer un morceau de musique, c'est un miracle relatif. La beauté ne va pas sauver le monde, rien ne va sauver le monde, on est d'accord. Mais il faut garder cette capacité d'apprécier l'instant. »

Le club des miracles relatifs, Nancy Huston, Actes Sud/Leméac, 295 pages

EXTRAIT

Quand deux troodons en uniforme viennent le chercher à trois heures du matin, Varian grelotte violemment en raison de l'insomnie et de la faim. Après l'avoir mis brutalement debout, ils lui attachent les mains dans le dos. Non seulement le détenu est petit et faible, mais il se montre disposé à coopérer. Sa passivité énerve les troodons et ils emploient bien plus de force que nécessaire pour le pousser hors de la cellule. Varian tombe plusieurs fois en longeant le couloir et reçoit des coups de pied dans le dos. Des obscénités tombent de la bouche des troodons comme des étrons et Varian, incapable de se boucher les oreilles, se tord de dégoût.

Image fournie par Actes Sud/Leméac