Naturel. C'est le mot qui vient le plus souvent, et le plus naturellement, à la bouche de Jacques Fortin, fondateur de la maison d'édition Québec Amérique qui fête ses 40 ans ces jours-ci. Naturel comme dans organique, comme entendre, regarder et faire le geste qu'on pressent être le bon.

Le toujours actif président de la maison d'édition slalome entre les expressions que lui lance sa fille Caroline, directrice générale depuis 2011, pour décrire la trajectoire de cette aventure durable dans le petit monde de l'édition au Québec.

Audace, prise de risques, innovation... On pourrait ajouter diversification et marketing. Les termes décrivent bien aux oreilles d'aujourd'hui ce qu'a réussi l'entreprise en quatre décennies avec un catalogue le plus large et le plus complet possible, dont 800 titres actifs.

«Pour moi, c'était naturel, insiste toutefois Jacques Fortin. Je ne sais pas ce qu'est le flair, comme disent certains. Je ne le comprends pas. On publie un livre parce qu'on y croit. On ne publie pas toujours en fonction du succès.»

Il y a longtemps, Jacques Fortin travaillait pour Nathan dans le livre pédagogique. Devant le refus de la maison française de s'occuper d'un livre écrit ici, le fier Beauceron a décidé de le publier lui-même. Québec Amérique était née.

Et quand Yves Beauchemin, qui avait déjà publié L'enfirouapé, cherchait un éditeur pour publier à prix modique Le matou, Jacques Fortin a accepté. Avec seulement deux employés, il pouvait se le permettre.

«Presque au début, j'ai récupéré Pierre Vallières. Ç'a été toute une aventure. Gaston Miron avait reçu le manuscrit et il s'était dit que, comme j'étais nouveau, je le publierais. Ce que j'ai fait, naturellement.»

Tout naturellement, encore, M. Fortin s'est lancé dans l'aventure internationale du Visuel, un dictionnaire sans texte, mais où mille images valent bien des millions de mots. Il en avait eu l'idée quand il travaillait chez Larousse.

«On offre à nos partenaires un dictionnaire qui a peu de mots à traduire, dit-il. Il y a une économie d'échelle puisque tous impriment au même moment. C'est nous qui le faisons pour eux.»

Québec Amérique a conçu une technologie pour le faire. C'est le fils Fortin, François, qui a créé ce tout premier livre sur ordinateur et l'a présenté aux grands éditeurs internationaux à Francfort, en 1988.

Succès

Malgré tous ces succès, le monde de l'édition a beaucoup changé au cours des 20 dernières années. Québec Amérique s'est mise à la page, au numérique, en CD-ROM, sur le web et en applications diverses.

«Le souci de rendre une entreprise rentable persiste 24 heures sur 24, avoue M. Fortin. Sur 10 livres, on fait des profits avec 2 seulement. Surtout en littérature.»

La maison vend des contenus à plusieurs autres éditeurs sur la planète, dont Scholastic, aux États-Unis. Mais les livres de référence disparaissent peu à peu des marchés au profit du web.

«Il faut réutiliser nos contenus de manière différente pour amener le livre vers le lecteur, note Caroline Fortin. Le livre ne disparaîtra jamais. Les gens aiment la sensation du papier. Pour cette raison, on a changé la présentation de notre collection Littérature d'Amérique et ça marche.»

Dans les années 80 et 90, il y avait 70 éditeurs au Québec. On en compte plus de 200 maintenant. Le chiffre d'affaires de Québec Amérique provient des ventes à l'étranger à 40%.

«On se bat très fort pour un espace qui réduit, résume Mme Fortin. Le contexte, cependant, reste incertain, mal défini. Il faut être plus efficace qu'avant.»

Avenir

Dans un marché qui reçoit 30 000 nouveaux titres chaque année, dont 4000 québécois, et devant un lectorat en baisse, Québec Amérique n'a donc pas fini de s'adapter.

«On ne peut plus se fier à l'expérience d'il y a deux ou trois ans, explique la nouvelle directrice littéraire, Martine Podesto. L'édition change à une vitesse fulgurante, il faut composer avec ça. Nos façons de faire les choses doivent aussi changer.»

«Québec Amérique a toujours vu venir les coups, que l'on parle des nouvelles technologies ou de l'étranger, indique le conseiller littéraire Pierre Cayouette. La plus grande bataille à faire, c'est du côté du lectorat, transmettre le goût de lire aux nouvelles générations.»

Le fondateur abonde dans le même sens. Malgré l'existence de 3500 bibliothèques au Québec, souligne-t-il, plusieurs livres ne vendent pas plus de 300 exemplaires.

«Les bibliothèques ne sont pas du tout encouragées à acheter les livres québécois, estime Jacques Fortin. Ce n'est pas normal. On a une grande réflexion à faire dans le milieu du livre québécois.»

Voilà qui semble tout à fait naturel.