Depuis 1964, des générations d'enfants ont découvert le côté tordu des choses par cette petite fille à la grosse tête ornée d'une boucle: Mafalda. D'abord en Argentine, puis, la célébrité venant, partout dans le monde.

On a souvent comparé Mafalda et sa bande à celle de Charlie Brown, créée par Schulz. Quino lui-même reconnaît avoir étudié les «strips» du bédéiste américain et «l'idée que des enfants discutent de problèmes d'adultes» en précisant ceci: «Je l'ai poussée plus loin en abordant des sujets plus brûlants.» En effet, Mafalda est la voisine sud-américaine socialiste de Charlie, plus préoccupée par le sort du monde que par le baseball.

Il est vrai que la plupart des jeunes lecteurs québécois n'ont pas toujours saisi dans les gags de Quino les différentes allusions à la politique intérieure argentine ou les bouleversements mondiaux de la guerre froide. Mais c'est peut-être la première fois qu'ils en entendaient parler dans des mots simples - jamais simplistes. De même, l'angoisse économique des parents de Mafalda leur a fait comprendre que le rêve américain n'était pas, s'ils ne le devinaient pas déjà, une évidence.

Dans tous les cas, ils ont partagé avec Mafalda, Miguelito, Manolito, Susanita et Felipe, aussi étonnés qu'eux, les perturbations sociales d'une époque et compris - la leçon est de taille - qu'ils n'étaient pas imperméables à ce qui ne tourne pas rond sur cette planète, à laquelle médite souvent la petite héroïne qui ne se sépare pas de son globe terrestre.

On a comparé Quino à Schulz, mais il avait tout autant, sinon plus, de liens avec Sempé, créateur du petit Nicolas. Les deux ont pratiqué la caricature éditoriale, encore plus dure et sans appel, que ce qu'ils ont mis dans la bouche de leurs personnages d'enfants. Glénat publie d'ailleurs, pour les 60 ans de carrière de Quino, un recueil de ses planches «pour adultes», bien plus acides. Mais la vérité est que la pilule passe mieux avec des enfants, et ce sont eux que le public a retenus.

Conscient de la force de Mafalda, Quino a toujours protégé sa petite fille, dont il a mis un terme aux aventures en 1973, et ne la faisait renaître que pour des causes précises, par exemple la Déclaration des droits de l'enfant de l'UNICEF en 1977.

Mafalda, c'est la «pure» de sa bande, mais nous n'aurions rien appris sans ses amis qui incarnent de multiples névroses et faiblesses humaines. Sans l'obsession capitaliste de Manolito, l'aliénation patriarcale de Susanita, les angoisses paralysantes de Felipe et l'égocentrisme de Miguelito, qui ont malgré tout leurs moments de lucidité, Mafalda n'aurait pas pu briller, et nous n'aurions pas pu rire autant.

Le grand écrivain Gabriel García Márquez, qui vient tout juste de nous quitter, prônait la «Quinothérapie» pour tous ceux qui auraient oublié que «les enfants sont dépositaires de la sagesse». Il faut dire aussi qu'on leur pardonne tout, c'est pourquoi Mafalda et ses amis étaient le véhicule idéal pour transmettre des idées, et certaines pas mal subversives - plus particulièrement pour les Argentins, qui pouvaient lire le sous-texte critique envers leur gouvernement. Pas étonnant que Glénat publie, outre la réédition de l'Intégrale, la série La petite philo de Mafalda, qui aborde les thèmes de la guerre, la paix, l'injustice, la planète...



Mafalda a 50 ans, ce n'est pas la première fois qu'on célèbre son anniversaire. On se la transmet de génération en génération, puisque ses indignations d'hier sont, malheureusement, toujours d'actualité. Dès 1964, au fond, elle a incarné la voix des 99%, et on ne serait pas étonné aujourd'hui de la voir aux côtés des manifestants d'Occupy Wall Street.

Questionné sur la pérennité de sa créature par le journal Le Monde dans le cadre de l'hommage qu'on lui a rendu au Festival d'Angoulême cet hiver, Quino, 81 ans, a répondu: «Peut-être est-ce dû au fait qu'une grande partie des questions qu'elle se pose sont encore sans réponses...»

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Mafalda - Intégrale 50 ans. Glénat, 575 pages.

Quino, 60 ans d'humour, Glénat. 141 pages (en librairie le 9 mai).

La petite philo de Mafalda. Glénat, 5 recueils.

Mafalda en quelques dates

1963 : Mafalda a été conçue en 1963 pour une campagne de promotion d'une gamme d'électroménagers qui n'a jamais vu le jour. L'entreprise s'appelait Mansfield et le contrat stipulait que tous les personnages devaient avoir un nom commençant par la lettre M...

1964 : Première publication dans l'hebdomadaire Primera Plana, le 29 septembre.

1965 : Quino quitte Primera Plana pour aller au journal El Mundo, où Mafalda continue sa carrière.

1966 : Première publication d'un recueil de Mafalda. En 1967, le journal El Mundo est fermé, et Mafalda est publié dès 1968 dans l'hebdomadaire Siete Dias. Première traduction en italien.

1971 : Les bédés de Mafalda sont traduites en plusieurs langues, dont le français, l'hébreu et l'allemand.

1973 : Fin de la publication de Mafalda. Quino la fera renaître à l'occasion pour des campagnes d'intérêt public. Le succès de Mafalda ira grandissant, on soulignera régulièrement son anniversaire, on récompensera souvent Quino, qui sera notamment nommé «cartooniste» de l'année à Montréal en 1982, citoyen d'honneur à Mendoza en 1988, maître ès arts à Buenos Aires en 1998 et, en mars dernier, officier de la Légion d'honneur au Salon du livre de Paris.