Bien devin celui qui prédira l'ampleur réelle du mouvement Occupy Wall Street. Sans être désabusée, nous nous méfions. Des philosophes ont beau nous annoncer «la fin de l'Histoire», tout est devenu un «moment historique», du lancement d'un iPhone au Printemps arabe, maintenant comparé au mouvement des «indignés», si bien que cette affirmation lancée à tous vents pour n'importe quoi ressemble de plus en plus à crier au loup pour rien. Ou à une méthode efficace pour réduire à rien de véritables enjeux en les plaçant sur le même pied que des insignifiances.

Le court pamphlet de Stéphane Hessel, Indignez-vous!, succès-surprise en France et ici, affiche un titre vendeur, au fond. Rien de révolutionnaire. Parce que tout le monde est indigné de nos jours. C'est même l'émotion dominante de la majorité des citoyens. Connaissez-vous quelqu'un qui ne soit pas indigné et qui trouve que ça va bien? Si oui, c'est un cas rare, digne du Meilleur des mondes de Huxley. Le pamphlet d'Hessel, ce n'est pas, par exemple, Refus global, qui venait déranger l'ordre établi. Ce n'est pas comme si quelqu'un venait nous dire qu'on a le droit de s'indigner, parce qu'on le fait déjà, sur toutes les tribunes possibles. Cela ressemble plus à une tape dans le dos qu'à un éveil de conscience. Ça fait plaisir, on est d'accord, mais ça ne change rien. Pour l'instant. L'indignation, rappelle-t-il, fut le motif de base de la Résistance. Et il suffit parfois d'une étincelle...

Plus qu'un choc des civilisations, nous vivons peut-être un choc des lectures du monde. C'est-à-dire qu'il y en a une qui domine toutes les autres, qui lui sont assujetties: la lecture capitaliste. Il n'est plus possible de parler de quoi que ce soit sans parler de combien ça coûte et combien ça rapporte, on dirait. Vous n'avez plus d'impact si vous mettez de côté la dimension économique, la seule qui semble cautionner la lucidité. Hors de cette grille de lecture, vous n'être qu'un rêveur.

L'Occident a fondamentalement changé lorsque des gens ont refusé que seuls les prêtres puissent lire la Bible. Différentes interprétations sont ainsi nées, non sans violence. C'est peut-être ce qui est en train d'arriver dans le monde des médias depuis l'avènement des réseaux sociaux. C'est peut-être ce qui est en train de changer depuis que les gens s'intéressent aujourd'hui à l'économie, en se demandant quelle est la juste définition des mots «croissance» et «richesse», qui n'appartenaient qu'aux économistes. Mais pour participer au débat, encore faut-il savoir lire. Parce que si vous n'apprenez pas à lire, d'autres se feront un plaisir de le faire à votre place et de vous imposer, selon leurs intérêts, leur propre lecture des choses.

Pour Bertrand Leclair, qui signe l'essai Dans les rouleaux du temps (Flammarion), le rapport à la vie et à l'art, «c'est tout un», mais la «sacro-sainte production» veut les séparer. «La séparation de la vie et de l'art partout à l'oeuvre aujourd'hui, c'est la grande anesthésie volontaire des sens et du sens d'être au monde, d'y être dans son entièreté l'animal parlant qu'est l'homme. Lutter, à sa modeste échelle, contre cette séparation est un enjeu politique», écrit-il.

Et si la façon dont on a traité l'art et la littérature ces dernières décennies avait été un signe annonciateur de la façon dont on traite aujourd'hui les êtres humains? Réduire l'art et la littérature à des produits est un premier pas pour réduire l'homme à un consommateur, un rôle qui, après un moment d'euphorie, ne le comble manifestement plus. Qui rétrécit comme peau de chagrin sa lecture du monde, de la vie, de sa vie. Alors qu'autrefois on voyait l'art et la littérature comme un idéal, qui nous ouvrait les portes de l'interprétation, le capitalisme y a vu matière à profits, à divertissement, à publicité. Cette lecture imposée de l'art et de la littérature a fini par nous atteindre et nous réduire nous aussi. Dans ces conditions, lire ne signifie plus grand-chose. Mais nous pouvons refuser ce best-seller imposé, pauvre dans sa formule, et lire autrement.

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