Chaque nouveau roman d'Umberto Eco attire l'attention du public et des médias. Le cimetière de Prague, déjà vendu à 500 000 exemplaires en Italie, ne fait pas exception. Avec ce livre qui tourne autour du Protocole des sages de Sion, véritable faux document antisémite, le célèbre écrivain italien a suscité une petite controverse, mais réclame qu'on prenne son roman pour ce qu'il est: un roman.

Finalement, il restait une place pour ce déjeuner en petit comité avec Umberto Eco. Un coup de chance, car lorsque le Professore vient faire une semaine de promotion à Paris pour la sortie d'un livre, cela ressemble à l'offensive éclair d'une Panzerdivision. Le temps qu'on ait constaté l'ubiquité de l'auteur du Nom de la rose (20 millions d'exemplaires vendus) dans tous les grands médias français, il est déjà reparti.

Pour Le cimetière de Prague, il a mobilisé dans la même semaine plusieurs pages dans les quatre principaux hebdos, des papiers dans les trois grands quotidiens, et il a été l'invité d'honneur des trois émissions littéraires de la télévision. Umberto Eco est une célébrité européenne et, de surcroît, il a la conversation la plus spirituelle du monde. Même si on sent que, 30 ans après le triomphe du Nom de la rose, les tournées de promotion l'amusent moins qu'avant.

C'est le mardi. M. Eco garde une forme étonnante à 79 ans. Tout au plus se déclare-t-il un peu fatigué des excès de table de sa tournée parisienne. Il se contentera donc d'un minestrone. Tout de même accompagné d'un grand verre de bourbon avec des glaçons.

Dans la tradition du feuilleton du XIXe siècle, il a écrit un roman volumineux et riche en péripéties dont le narrateur est un triste sire, faussaire à la solde de tous les services secrets qui le payent, meurtrier à ses heures. Entre 1860 et cette année 1897 où on le retrouve exilé à Paris, Simon Simonini a exercé sa profession ici et là en Europe. Il a croisé Garibaldi et Alexandre Dumas en Italie, docteur «Froïd» et les protagonistes de l'affaire Dreyfus à Paris. Antisémite obsessionnel, il est par-dessus tout le principal auteur du Protocole des sages de Sion, l'un des faux les plus célèbres de l'Histoire, qui «dévoilait» la conspiration ourdie par les Juifs pour s'emparer du pouvoir mondial. Mis en circulation en 1902 par la police secrète russe, ce récit, considéré depuis longtemps en Occident comme un faux délirant, est aujourd'hui un best-seller dans certains pays arabes.

Antisémitisme involontaire

«La question du faux m'a toujours intéressé, dit l'auteur. C'est-à-dire comment une réalité inventée par les mots a pu devenir crédible et jouer un rôle majeur dans l'Histoire. Le dernier exemple en date: les documents produits par l'administration Bush sur les fameuses armes de destruction massive de Saddam Hussein en 2003. Le Protocole étant le grand classique en la matière, il m'a toujours fasciné, et je l'avais évoqué dans Le pendule de Foucault. Cette fois, j'ai décidé d'en faire le sujet central du livre. J'y ai passé cinq années de ma vie, et ce fut parfois pénible: l'intrigue était compliquée et la littérature antisémite du XIXe que je remuais était quelque peu répugnante.»

Une matière délicate, en tout cas: pour avoir mis en scène l'antisémitisme débridé des années 1890, ses prophètes et leurs discours, c'est le romancier qui s'est lui-même retrouvé accusé d'«antisémitisme involontaire». En reprenant à longueur de pages les discours nauséabonds et tous les clichés les plus grossiers sur les Juifs, Umberto Eco n'en venait-il pas à leur conférer une certaine vraisemblance ? Assez curieusement, c'est une critique de l'Osservatore romano, le journal du Vatican, qui a ouvert les hostilités et accusé l'auteur de se complaire dans l'étalage des pires poncifs et de créer ainsi «un soupçon d'ambiguïté».

«En réalité, dit le romancier, la polémique a pris une ampleur énorme en traversant la frontière. Sur 40 articles consacrés au Cimetière en Italie, seulement trois soulevaient ce problème. L'échange que j'ai eu avec le grand rabbin de Rome a été très amical. Mais ces réactions isolées posent deux problèmes. D'abord, doit-on imputer à un auteur les propos racistes ou les crimes de ses personnages ? Ensuite, à force de vouloir interdire la reproduction du discours antisémite qui a mené au nazisme, on finira par perdre la notion même de ce qu'était l'antisémitisme de cette époque.»

En Italie, personne n'a jamais soupçonné Eco d'antisémitisme ni mis en en cause ses bonnes intentions, et la polémique n'a pas pris les proportions d'une campagne de presse. Mais il en reste toujours quelque chose. «Cela aide à la diffusion du livre, a ironisé l'auteur, mais ça ne m'amuse pas du tout.» En traversant les frontières, le nuage radioactif a pour ainsi dire pris de la vigueur. En Espagne, un journal a écrit qu'on accusait carrément Umberto Eco d'antisémitisme, ce qui est inexact. En France, le philosophe Pierre-André Taguieff lui a reproché, dans une interview au Figaro, de «mêler avec jubilation le vrai et le faux» et de «contribuer à renforcer les préjugés».

Le sémiologue-romancier n'est pas vraiment traumatisé par ces accusations floues et un peu absurdes, mais il est tout de même agacé de les voir remonter à la surface à l'étranger, six mois après l'Italie. Et de se trouver forcé de se justifier à nouveau.

«Tout se passe pour certains comme si mon roman sur le faux était lui-même un faux. Or, il y a une différence fondamentale: le faux est un mensonge, tandis que le roman est une invention qui ne vise à tromper personne. Quand mon petit-fils joue au cow-boy avec moi et se prétend Buffalo Bill, je sais qu'il ne l'est pas, mais je fais comme si je le croyais. Des gens pleurent à la mort d'Emma Bovary, mais ils savent que c'est un personnage inventé. Mon livre est un roman.»

Le cimetière de Prague, Umberto Eco, Éditions Grasset, 550 pages, En librairie mardi