Que les lectures de vacances aident à décrocher de la routine, soit, mais le lecteur jouit surtout d'un temps de qualité durant la belle saison. N'est-ce pas là l'occasion de mordre dans des livres substantiels, en longueur ou en profondeur? Voici des livres étrangers pour s'évader sans s'abêtir.

Pour inaugurer l'été, rien de mieux que de plonger dans La beauté du monde de Michel Le Bris, un hymne magistral à la nature. Le Bris s'inspire de la vie du couple de photographes américains Osa et Martin Johnson, pionniers du film animalier dans les années 20, pour accoucher de cet imposant roman d'aventures.

 

Sur les traces de Jack London, ces explorateurs capturent l'Afrique sauvage et apprivoisent les fauves. Leur conquête renvoie à une révolution peu connue du XXe siècle, la révolution sauvage. L'Amérique réhabilite son animalité, et la puissance issue des origines, s'éveillant à la culture noire avec le jazz de Harlem, mais aussi à l'ethnologie et à la psychanalyse. Brillant et grandiose, ce roman très bien documenté nous initie à un chapitre passionnant de l'histoire du siècle dernier.

Des histoires dans l'Histoire

Projetons-nous maintenant dans l'Union soviétique ressuscitée par Andreï Makine dans La vie d'un homme inconnu. Renouvelant son goût pour les histoires d'amour tragiques et sa nostalgie du romantisme, Makine brosse un courageux portrait du siège de Leningrad, peignant ce chapitre noir du stalinisme comme l'époque du règne de la fraternité et de la compassion humaines.

L'écrivain français d'origine russe fait d'abord le procès de la Russie actuelle, copie grotesque de l'Occident capitaliste, pour plonger ensuite dans la vie de cet inconnu qui a connu la guerre et le goulag, mais surtout un amour sublime dérobé à la désolation de la ville assiégée. Toujours aussi envoûtant dans son art de tirer l'essentiel de l'expérience humaine, Makine plaide ici pour la beauté du dépouillement matériel.

Autre fable sur l'histoire, gigantesque fresque poétique sur la violence des hommes, Zone est un voyage dont on revient transformé. Sans ponctuation, ces 500 pages d'une écriture virtuose forment le tableau foisonnant de tous les récits de guerre de l'humanité, depuis L'illiade jusqu'au conflit israélo-palestinien, ranimés par les souvenirs d'un ancien espion qui fait le trajet Paris-Rome en train pour remettre une valise contenant des informations secrètes sur ses activités.

Dans cette «zone» intermédiaire du train et des rêveries qui l'accompagnent, Mathias Énard construit un tissu de liens où les peuples, les mythes et les récits se fondent les uns aux autres pour former une grande chaîne de violence humaine perpétrée depuis le début des temps. Fort ambitieuse, cette odyssée moderne est le coup de maître d'un écrivain inspiré.

Intime et absurde

Du côté de l'introspection, un roman américain retient l'attention, élevant l'expérience personnelle à une dimension universelle dans un brillant geste d'impudeur. Il s'agit du premier volet d'une trilogie amorcée avec Les disparus, mais dont la traduction française vient de nous être offerte.

L'étreinte fugitive retrace la vie de l'écrivain new-yorkais Daniel Mendelsohn, qui révèle son éveil sexuel dans le Chelsea des années 90 et s'interroge sur la culture gaie et ses parallèles avec son identité juive.

À la lumière des grands mythes grecs et des mythes familiaux décortiqués avec clairvoyance, L'étreinte fugitive plonge dans l'intimité d'un être complexe qui relie sa différence à celle de tout être humain. Belle plongée émotive et érudite dans les dédales des histoires qui nous forgent et nous emprisonnent.

Finalement, pour ceux qui veulent accoster du côté de l'absurde, allez visiter le roman délirant du Serbe David Albahari, Ma femme, des histoires déclinées sur le thème du brouillage des frontières entre le rêve et la réalité.

Désarçonné par sa femme, imprévisible et impertinente, le narrateur essaie d'écrire son récit, mais se fait constamment ramener aux écueils de l'écriture, à l'impossible véracité de la fiction et à la méfiance de sa pire critique, son épouse.

Jeu de mise en abîme, ce florilège inclassable de scènes burlesques et lubriques où la trivialité le dispute à la métaphysique rappelle Ionesco et Beckett par son ton tragi-comique et son rejet des certitudes.

Michel Le Bris, La beauté du monde, Grasset, 679 pages.

Andreï Makine, La vie d'un homme inconnu, Seuil, 293 pages.

Mathias Énard, Zone, Actes Sud, 517 pages.

Daniel Mendelsohn, L'étreinte fugitive, traduit par Pierre Guglielmina, Flammarion, 284 pages.

David Albahari, Ma femme, traduit du serbe par Gojko Lukic, Les Allusifs, 164 pages.