En 2007, le public francophone a découvert Joan Didion avec L'année de la pensée magique - le récit clinique du deuil de son mari - tout en apprenant qu'il s'agissait d'une des figures les plus importantes de la contre-culture américaine. L'une des rares de son sexe à avoir pratiqué le journalisme gonzo à la Hunter S. Thompson, sacrée l'une des Femmes de l'année en 1968 pour ses articles qui font aujourd'hui l'objet d'une traduction très attendue par ses fans.

En préface, Pierre-Yves Pétillon trace un parallèle intéressant avec Scott Fitzgerald et son «envers du paradis». À la lecture de ces chroniques, écrites entre 1965 et 1990, il est évident que Didion s'est placée en plein centre de la fêlure de l'Amérique, n'hésitant pas à y mêler la sienne, une profonde dépression l'ayant menée en institut. Observatrice privilégiée de son époque, elle ne sacrifie pas à l'engouement ou à la panique; elle dissèque ce qu'elle voit, sans pitié, ce qu'elle fera plus tard dans L'année de la pensée magique envers elle-même, creusant encore plus cette fêlure qui avait déjà eu lieu.

 

Un portrait tout sauf rose des années 60 dont elle chante le requiem, penchant beaucoup plus du côté de l'angoisse que de l'extase. «La seule chose qui paraissait claire, c'était qu'à un moment donné nous avions avorté de nous-mêmes et que ça avait été une boucherie, et comme plus rien d'autre ne semblait avoir de sens, j'ai décidé d'aller à San Francisco. C'était là, à San Francisco, que l'hémorragie sociale était visible.» Parce que la Californie se peuplait à une vitesse affolante de jeunes sans repères. L'article se termine sur l'image d'une enfant de cinq ans sous l'effet de l'acide...

Des pages hallucinantes de lucidité, surtout dans le chapitre L'album blanc, en référence aux Beatles évidemment, où se promènent les fantômes de Jim Morrisson et de Charles Manson, dont la secte a assassiné notamment Sharon Tate, la femme du cinéaste Roman Polanski. À propos de cette autre boucherie, elle écrit: «Je me souviens aussi de ceci, que j'aurais préféré oublier: je me souviens que personne n'était surpris.»

Cela est sans compter son imparable analyse de la révolte estudiantine d'une désolante actualité. «Ils sont moins rebelles qu'indifférents à la société, capables seulement de réagir à ses controverses les plus médiatisées: Le Vietnam, le papier cellophane, les pilules d'amaigrissement, la Bombe. Ils recrachent exactement ce qu'on leur donne. Parce qu'ils ne croient pas aux mots (...) ils ne puisent leur vocabulaire que dans les platitudes de la société.»

Bref, le badtrip total. L'ivresse n'est pas la tasse de thé de Didion. Elle préfère les échecs et les dérives de l'Amérique à ses illusions. D'où son penchant pour ceux qui pètent les plombs, qui sautent la clôture involontairement et qui révèlent par leur histoire un aspect du pays bien plus que les révolutionnaires avides de sensations qui veulent provoquer. Tout un chapitre sur Patty Hearst, l'héritière d'un empire médiatique, kidnappée par ces mêmes «révolutionnaires»; tout un chapitre sur ce que le viol sordide de la joggeuse de Central Park en 1989 a révélé de New York à l'époque. New York, qui fait la moitié du livre, ville qu'elle finit par abandonner, parce qu'elle a un jour cessé de croire aux «nouveaux visages». Pour finalement retourner dans cette Californie «de rêves» où elle avait pourtant connu le cauchemar. Et on se demande pourquoi c'est seulement maintenant que nous découvrons Joan Didion.

L'Amérique, chroniques 1965-1990

Joan Didion

Grasset, 347 pages, 34,95$

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