Il vient de rater le Fémina étranger avec un stupéfiant roman, Honte et dignité, mais il s'en fout sûrement, Dag Solstad qui, dans son pays, la Norvège, les a tous eus, les prix, à répétition (trois fois celui de la Critique), et les traductions, anglaise, arabe, turque, espagnole; c'est un vieux de la vieille de la scène littéraire du pays d'Ibsen; alors, le découvrant (les Allusifs est le premier éditeur à le publier en français), ayant traversé ce roman, j'imagine très bien qu'il s'en fiche de passer son tour chez les dames du Fémina!

Né en 1941, Solstad, m'apprend le dictionnaire Laffont-Bompiani, est un écrivain venu de la mouvance marxiste-léniniste, compagnon de plume de la lutte des classes dans les années 60, la figure marquante d'un groupe d'écrivains qui se sont regroupés autour de la revue Profil, fondée en 1966. Comme tout le monde, avec le temps, il a pris ses distances des engagements, comme on prend des kilos, et il a choisi de regarder l'homme plutôt que de défendre les masses. Il est, Honte et dignité le prouve, un grand désenchanté. Si l'on sait depuis Plaute que «l'homme est un loup pour l'homme», lui, Solstad, c'est le loup solitaire qui l'intéresse.

 

Ainsi Elias Rukla, professeur de littérature dans une école secondaire d'Oslo, la cinquantaine, «un soupçon soûlographe», qui se sent socialement hors jeu et s'acharne à intéresser 29 élèves au chef-d'oeuvre qu'est Le canard sauvage d'Ibsen. Vingt-cinq ans de service à l'Éducation nationale. Et depuis un mois, devant des élèves avachis attendant la cloche, il fait une fixation sur un personnage secondaire, le Dr Relling. Après avoir eu une illumination sur la nature de ce personnage-utilité, le comprendre enfin, il va péter les plombs, ce qui se matérialise par la destruction acharnée de son parapluie dans la cour de l'école. Chute définitive, accompagné d'un «Connasse! Sale truie!» adressé à l'écolière qui le regardait, trop ahurie.

Le narrateur, alors, retrace la vie de cet homme qui, au bout du compte, fera face à l'absence de tout retour en arrière. Vie finie. Comme le parapluie brisé. Sa jeunesse engagée, son ami admiré et traître passé du marxisme au capitalisme, la femme abandonnée de celui-ci qu'il va épouser sans qu'elle l'aime, l'impossibilité de s'épanouir, le retrait sur soi, la panique, et cette immense mélancolie qui lui fait penser que seul un écrivain comme Thomas Mann aurait pu écrire un roman sur lui, être social qui n'a plus rien à dire...

La plume et l'ardeur d'écrire de Dag Solstad sont de celles qui s'inscrivent dans le sillage du passage éblouissant du maître incontesté de la littérature d'obsession et de rage, de rumination et de dénigrement national, l'Autrichien Thomas Bernhard, qui repose en paix.

Honte et dignité

Dag Solstad Les Allusifs, 184 pages, 21,95$

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