Les amours de papier ne sont pas plus assurées que les autres. Voyez comment en use François Blais dans Le Vengeur masqué contre les hommes-perchaudes de la Lune. Des amis d'enfance deviennent ce qu'on est convenu d'appeler un couple, parce qu'il n'y a pas d'autre mot pour définir un lien nécessaire et absolu entre deux humains. Comment ne pas s'attacher à ces jeunes gens un peu ducharmiens qui refusent l'âge adulte et «la vraie vie», l'âge qu'ils ont leur convenant tout à fait et la vie qu'ils mènent, sans gains ni débours, paresseuse avec acharnement, étant comblée de ces petits moments de grâce dont l'addition ressemble au bonheur?

Le romancier, un coquin de la pire espèce, ne tarde pas à nous dire que le personnage féminin, Félonie, dont on allait justement devenir un peu amoureux, n'existe pas et n'a jamais existé, qu'il n'est qu'une fiction dans la fiction, une jolie fleur que le vent a emportée. Il aurait fallu se méfier: M. Blais est le spécialiste des chausse-trapes.

 

Ses constructions romanesques, sous leur apparence ludique, atteignent un registre assez grave. Ce qu'il veut nous dire, c'est que qui nous aimons est la fusion, conçue selon notre propre convenance, d'un être réel et d'un être rêvé. L'un faillit-il à sa tâche, l'autre vient à la rescousse. Ainsi n'est-on jamais totalement trahi, ni par «la vraie vie» ni par la fausse.

Quand Félonie décide de quitter T., pour aller voir comment vit le reste du monde, boulot et métro et tout le reste (plutôt que jeux vidéos et jeux de mots), on lui en veut un peu moins qu'à son inexistence. Elle a d'ailleurs la gentillesse d'être inquiète de celui qu'elle a quitté un peu lâchement, lui laissant une simple note d'au revoir. Si M. Blais la laissait faire, elle rentrerait vite au bercail, dans la vie pas vraie où le temps des jeux ne finit pas, où la recherche et la découverte de l'autre ne sont jamais rassasiées, où la tendresse ne peut pas épuiser ses dons de magicienne.

Les romans de François Blais sont des laboratoires étonnants. Non seulement il y trafique le réel et le virtuel, sans s'embarrasser de la vraisemblance (cette pitance des esprits pragmatiques), il s'occupe encore à malmener les canons du roman, à congédier les narrateurs. Tandis que l'histoire de T. et de Félonie reste imaginable, sinon probable, une autre histoire, parallèle, est totalement déjantée. C'est celle d'une princesse qu'une trop lourde et trop ancienne noblesse rend intouchable. Une histoire à clés, peut-être, dont la fonction dans l'économie du roman n'est pas transparente. On ne va pas ergoter pour si peu.

LE VENGEUR MASQUÉ CONTRE LES HOMMES-PERCHAUDES DE LA LUNE

François Blais Hurtubise HMH 120 pages, 18,95$ ***