En 2019, Fabien Cloutier présentait Mononcle, un documentaire dans lequel il tentait de comprendre pourquoi ce terme jadis affectueux désigne désormais un détestable spécimen d’homme-dinosaure à la main baladeuse et à l’esprit fossilisé.

Guillaume Borduas pourrait, à première vue, correspondre à ce cliché. Jaloux de ses outils usés, dubitatif face aux promesses de la modernité, bon buveur, le personnage principal de Correlieu, deuxième roman de Sébastien La Rocque, accueille régulièrement dans son atelier une assemblée de bons yâbes mal dégrossis : Mononcle, pour qui il n’est jamais trop tôt pour s’en déboucher une, Thomas, ramasseux notoire, Marc-André, garagiste à la petite semaine, JP, gars de shop, et Marin, le vieux poète.

« Tempérance tempérance vârtu des Canadiens françâs ! », s’exclament-ils tous avant d’avaler leur première gorgée et de jaser avec cette fausse légèreté, pleine de mélancolie, de ce monde qui leur échappe sans qu’ils s’en attristent outre mesure, retranchés qu’ils sont dans leur campagne de Mont-Saint-Hilaire. L’arrivée de Florence, une jeune menuisière qui demande à Guillaume de la prendre sous son aile après un accident de travail, menace un instant de corrompre le précieux statu quo auquel nos bonhommes s’agrippent.

Affrontement inévitable ? Pas vraiment, et voilà en partie ce à quoi tient la finesse de l’écriture de Sébastien La Rocque, qui déjoue habilement les attentes qu’il crée, en ne concrétisant jamais le conflit dont il sème la graine entre ces messieurs et leur nouvelle camarade.

Inspiré par l’univers de Pierre Perrault, qui savait mieux que quiconque peindre l’homme québécois en créature parfois rustre, mais capable de se rendre à l’évidence de la beauté lorsqu’elle se trouve sous ses yeux, Sébastien La Rocque montre ici des personnages certes engoncés dans une certaine conception de la masculinité, mais sans la ridigité, encore moins la goujaterie, qu’on pourrait y associer. En clair : l’écrivain prend des archétypes et leur redonne toute leur humanité.

Et si la rencontre tissée de silences entre Guillaume et Florence ressemble à des duos comme on en a souvent croisé en fiction – le mentor taciturne qui s’obstine doucement et l’apprentie découragée par la tête de cochon de son maître –, elle est évoquée avec tant de nuances qu’il faut bien admettre que les classiques existent pour être revisités.

Ponctué de dialogues joualisants d’une désarmante et amusante justesse, Correlieu embrasse aussi le vocabulaire de l’ébénisterie, que La Rocque connaît bien parce qu’il est lui-même ébéniste, et à partir duquel il se débite une poésie donnant des allures de ballet à ses descriptions du bois que l’on scie, que l’on sable et l’on vernit.

Sans se ranger du côté de Guillaume ou de Florence, Correlieu refuse de parler du passé comme d’un temps idyllique, mais ne perd pas de vue que dans la bouche des maîtres du monde, le mot progrès désigne trop souvent cette croissance aveugle, celle qui étouffe ce supplément d’âme que contient un meuble lorsqu’il a été fabriqué par deux mains et un cœur.

Correlieu

Correlieu

Le Cheval d’août

208 pages

7,5/10