L’écrivaine française Emmanuelle Bayamack-Tam a remporté début novembre le prix Médicis pour La Treizième Heure, roman à trois voix qui raconte l’histoire de Farah, une adolescente de 16 ans dont le père a fondé l’Église de la Treizième Heure et qui découvre la véritable identité de sa mère, partie peu après sa naissance. Nous l’avons rencontrée lors de son passage au Salon du livre.

D’où vous est venue l’idée de cette Église millénariste et inclusive ?

« Ce n’est pas la première fois que je m’intéresse aux communautés et aux unités religieuses. Le millénarisme est un thème qui était déjà apparu dans mon roman Pauvres morts et dans Arcadie. Nous vivons une période assez anxiogène, avec des épidémies, les changements climatiques, la guerre… On sait très bien que les ères de catastrophe, ça profite aux Églises et que le millénarisme connaît des résurgences chaque fois qu’il y a des périodes vécues, à tort ou à raison, comme catastrophiques. Donc j’ai imaginé cette Église où on attend le retour du Christ qui, si on en croit le millénarisme, doit être précédé par une catastrophe et qui inaugurera en revanche une sorte de paradis terrestre qui durerait mille ans. »

Vous réfléchissez beaucoup dans le roman à ce que ça signifie d’être une femme en abordant la question de l’identité de genre…

« La question du genre et de la non-binarité est un thème qui est présent dans quasi tous mes livres – en tout cas depuis le premier publié aux éditions P.O.L en 1996, où il y avait déjà un personnage récurrent, Daniel, qui aimait les garçons, qui aimait s’habiller en fille. Je n’ai pas attendu que le thème soit dans le débat public pour m’en emparer dans la fiction. »

Vous écrivez notamment : « être une fille vous conduit tout droit à être une proie ».

« Je pense que nous en faisons l’expérience très jeune. Moi, ce qui m’a frappée, c’est une conversation récente que j’ai eue avec mes propres filles, qui m’ont dit qu’elles se faisaient assez peu embêter dans la rue par les hommes parce qu’elles sont grandes et que leurs copines petites se faisaient beaucoup plus agresser, embêter, harceler. C’est fou ; ça veut dire qu’effectivement, plus une fille donne des signes extérieurs de vulnérabilité, plus elle va être une proie, et je trouve ça horrible. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Emmanuelle Bayamack-Tam

Le personnage de Hind provoque à la fois sur la question de ses origines et sur la question du genre. Elle en vient même à dire que « le monde est straight ». Pourquoi ce personnage est-il important pour vous ?

« J’ai toujours eu des personnages qui n’étaient pas là où on les attendait, que ce soit sur le plan du genre ou sur le plan des origines ethniques ; j’aime bien avoir des personnages qui sont un peu dans les marges. La parole est libérée, nous vivons dans des sociétés considérablement plus tolérantes que d’autres, mais c’est terrible parce qu’il y a quand même des tas de pays du monde où on va être persécuté, voire tué parce qu’on est homosexuel ou trans. Hind, c’est vrai qu’elle cumule un peu les stigmates parce qu’elle est d’origine algérienne et c’est une femme trans. Cela dit, c’est une femme forte. »

La poésie est le « feu central » de la théologie et de la liturgie de l’Église de la Treizième Heure ; les poèmes se mêlent aux prières et les alexandrins se récitent comme des mantras. La poésie aurait-elle un pouvoir divin ?

« Dans toutes les religions, on psalmodie, on récite, mais la Treizième Heure est une Église globalement chrétienne où on a remplacé les Évangiles par la lecture et la récitation de Hugo, Baudelaire, Nerval, Musset, Verlaine, Rimbaud ou Aragon. Les messes sont de nature poétique, avec l’idée que, par la fréquentation et la récitation collective d’alexandrins, les adeptes de la Treizième Heure vont se sentir galvanisés. Pour Lenny [le fondateur de l’Église], la poésie, c’est aussi une voix révolutionnaire et il espère quand même que les treiziémistes vont puiser dans la poésie le courage de renverser la table et de faire régner plus d’équité sociale et de justice. »

Croyez-vous que la littérature peut changer les mentalités ?

« Bien sûr, la littérature nous change, c’est une évidence, surtout si elle ne se contente pas de valider les clichés. Une littérature un peu transgressive, un peu subversive – et je ne prétends pas, moi, être très transgressive –, une littérature qui fait un peu bouger les lignes, qui amène le lecteur à se questionner, elle peut changer les mentalités. Mais encore faut-il que les gens y aient accès. Or, des tas de gens se coupent de la littérature ou n’y ont tout simplement pas accès. »

Emmanuelle Bayamack-Tam tiendra des séances de dédicaces au Salon ce vendredi et samedi, à partir de 17 h, ainsi que dimanche à partir de 13 h 30 (au kiosque 901), en plus de participer dimanche à la table ronde « La communauté comme centre névralgique » (12 h 15 à l’Espace littéraire). Une rencontre avec Martin Winckler est également prévue ce samedi à la Librairie du Square, dans Outremont, à 19 h.

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La Treizième Heure

La Treizième Heure

P.O.L

512 pages