La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

Il existe des penseurs militants, des vrais. Des écrivains qui ne semblent se ménager sur aucun front, pour qui tout est possible du point de vue de la volonté, malgré un certain pessimisme probe de l’intellect. Des penseurs tels qu’on se les imagine avant même d’avoir commencé à penser.

Philippe Néméh-Nombré lutte à chaque respiration, que ce soit dans un simple tweet ou dans un essai grand public, dans un colloque universitaire ou une conversation à bâtons rompus. Pour changer le monde. Je l’ai d’ailleurs joint à Berlin, pour discuter de son premier livre, Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei.

Que ceux qui aiment s’en prendre à la gauche woke le lisent. Ils verront bien ce qu’est cet utopisme assumé, qui aime faire fondre les luttes dans un anticapitalisme net : on y croise les luttes noires, autochtones, et aussi queer, dans une musicalité littéraire inspirée du hip-hop. « Seize temps », transposés au milieu rap, cela s’appelle 16 bars, 16 mesures de quatre temps qui forment le couplet de base d’une rime classique. Et en refermant le livre, je me suis dit : j’ai hâte aux couplets suivants, alors que le refrain se pointe déjà.

Il y a quelque temps que je suis ce penseur, depuis son essai vite devenu classique intitulé « Le hip-hop avec des gants blancs » paru dans la revue Liberté en 2018, où il critiquait une certaine récupération du rap au Québec, dans une mise de l’avant disproportionnée de rappeurs blancs dans les médias et dans l’industrie.

Lisez ce texte

À la suite de cet article, fait relativement rare pour un tel texte dans une telle revue, Philippe Néméh-Nombré a été invité un peu partout pour parler du problème. C’était le bon texte au bon moment, alors que la couverture québécoise du hip-hop dans les médias et les sorties les plus moussées des labels se remettaient en question. Sa voix est vite devenue essentielle, une voix universitaire qui descendait de ses hauts lieux cloisonnés pour jaser à la radio, dans les journaux. Sa voix, en un mot, faisait un énorme bien.

Mais voilà que le hip-hop n’est pas le cœur de sa carrière de penseur. Il s’intéresse plus largement aux études noires, pigeant « comme un pirate » à droite et à gauche dans les traditions intellectuelles – américaine, canadienne, européenne, africaine et caribéenne. C’est important de le souligner, puisqu’il reconnaît lui-même que souvent, dans ce type d’études, on demeure très attaché à la tradition littéraire américaine. J’ai donc été surpris de le voir citer, en 100 pages à peine, les noms de Melissa Mollen Dupuis, Jacques Derrida, Lil Wayne et Walter Benjamin. Piger un peu partout comme ça, « c’est ce que tout le monde fait de toute façon, mais moi, je ne m’en cache pas ».

Photo David Boily, LA PRESSE

Philippe Néméh-Nombré

Nous avons discuté de la place de la violence, chez Benjamin, qui décrit habilement la chose dans son classique Critique de la violence comme quelque chose qui fonde et perpétue les institutions. Une violence liée au conservatisme, donc, et j’ai évoqué mes inquiétudes vis-à-vis de cette idée, puisque ça rend toute violence autre qu’institutionnelle impossible. Comme si la contestation de l’ordre en place n’était que volonté de prendre la place du roi pour devenir roi soi-même.

En marchant sur des œufs, Néméh-Nombré a évoqué un élargissement de la notion de violence hors de ce prisme conceptuel, comme parfois symbolique et nécessaire, pour s’attaquer aux violences traditionnelles conservatrices, qu’il voit comme attachées au patriarcat et au capitalisme.

Parce que chez ce penseur, il ne fait pas de doute que la lutte antiraciste est indissociable de la lutte anticapitaliste. Vouloir d’une gauche qui ne soit qu’économique serait alors absurde : ce serait « renoncer à la complexité », puisque les dominations économiques vont généralement, sinon toujours de pair avec des discriminations liées à l’identité.

Qu’on le suive ou pas, l’homme a le mérite d’être clair.

Un point en particulier me travaillait dans son livre. On y lit que sur les bateaux d’esclaves, une sexualité queer peu connue du grand public a pu voir le jour, même au fond des cales. Je n’avais jamais pensé à ce lien, ça m’a franchement nourri l’esprit. Mais quelques pages plus loin, l’auteur fait en quelque sorte l’équation entre le colonialisme et l’hétéronormativité, et j’étais moins certain de suivre. N’y a-t-il pas chez les colons des sexualités marginales aussi ? Et dans la tradition occidentale des plus blanches, toute une littérature de la marge sexuelle ?

Oui, a-t-il reconnu au téléphone. Mais dans son principe de peuplement, le contrôle du corps féminin et l’enfantement de masse sont la norme, m’a-t-il rappelé. Et j’ai alors pensé à ce tableau de Cynthia Girard-Renard que j’ai revu récemment, au Musée national des beaux-arts du Québec, qui met caricaturalement et crûment en scène la réalité des Filles du roi : des colons aux phallus impatients qui attendent des filles de joie qui remontent le fleuve Saint-Laurent.

Voyez le tableau Filles du roi / Filles de joie de Cynthia Girard-Renard

Les moments les plus délicieux de cet essai sont ceux où l’auteur narre, performe ses origines, en réactualisant des savoirs ancestraux. Le crocodile protecteur de ses ancêtres restera longtemps dans la mémoire des lecteurs. La clé de ce livre est d’ailleurs cette idée de performance des origines, performance qu’on aurait tort de dire « mythologique » puisque cela assigne et hiérarchise subrepticement. Parlons plutôt de narrativité musicale de résistance, par où Autochtones et Noirs peuvent unir leurs forces décoloniales, et par où ce nouvel auteur se taille une place propre dans la géographie intellectuelle du Québec.

Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei

Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei

Mémoire d’encrier

120 pages