À 7 ans, on a voulu le tuer. En pleine Seconde Guerre mondiale, on a voulu l’exterminer. Et toute sa vie, Boris Cyrulnik a cherché à comprendre. Pourquoi ? Comment des hommes peuvent-ils en arriver à croire à une idéologie pareille, les amenant à tuer sauvagement des innocents ?

Une question à la fois philosophique et existentielle, surtout brûlante d’actualité, à laquelle l’auteur et neuropsychiatre de renom, père de la résilience, s’attaque dans Le laboureur et les mangeurs de vent, publié ces jours-ci chez Odile Jacob.

Et l’ouvrage de quelque 200 pages, qui regorge d’exemples scientifiques, littéraires et historiques, citant tantôt la philosophe Hannah Arendt, tantôt le psychologue John Bowlby, a cet immense mérite de donner de solides pistes de réflexion.

Parce qu’on l’a dit : la question tombe à pic. « J’ai remis mon manuscrit six mois avant la guerre en Ukraine », confie aussi Boris Cyrulnik, dont les deux parents sont morts dans des camps, dans un généreux entretien téléphonique cette semaine. « Et vous voyez bien : c’est exactement le même problème aujourd’hui. Exactement les mêmes images de cadavres pourrissant sur la route, comme si la mémoire n’existait pas… », laisse-t-il tomber, de sa voix douce et éraillée.

Pourquoi ? Comment « donner un sens à l’insensé » ? Immense défi que voilà. « Il fallait que je déchiffre le mystère de l’arrestation pour en faire une écriture, écrit-il dans le texte, afin que le malheur de mourir se transforme en bonheur de comprendre. » Une quête de vérité à l’origine même de sa réflexion.

Parce que, non, Hitler n’était pas paranoïaque (« ce n’est pas vrai ! ») et les Allemands n’étaient pas davantage des barbares (« c’était le pays le plus civilisé de l’Occident ! »). Ce serait beaucoup trop simple.

C’est la pensée paresseuse qui fait croire aux catégories abusives.

Boris Cyrulnik

Et ces récits réducteurs sont dangereux, d’ailleurs.

« Quand la théorie est tout explicative, elle chemine vers la théorie totalitaire. » On l’a trop vu. Et on le voit encore.

L’actualité se glisse sans cesse dans notre entretien. « On a dit que tous les Ukrainiens étaient des nazis, mais la plupart n’étaient pas du tout nazis ! La preuve : ils ont élu un Juif à la présidence. Et les enfants ne sont pas responsables des crimes de leurs parents », ajoute notre interlocuteur, entre autres exemples tirés des génocides arménien ou rwandais, ou bien sûr de l’Holocauste.

Une dualité

Inspiré par Rabelais et Jean de La Fontaine, Boris Cyrulnik distingue dans son ouvrage les « laboureurs », par définition plus solitaires, adeptes du doute, du questionnement et des remises en question (on comprend bien l’image) des « mangeurs de vent », sujets à l’embrigadement, lesquels « gobent » au contraire n’importe quel récit, pour peu qu’il soit logique, tombant ce faisant dans de purs « délires logiques » (au sens propre, on l’aura cruellement compris).

Une dualité déclinée sous toutes ses coutures dans le livre, qui remonterait à la petite enfance. En effet, tout petits, les enfants adoptent d’abord une pensée dite « binaire » (le bien, le mal, etc.), explique le neuropsychiatre au bout du fil. « Les catégories sont nécessaires pour penser. » Elles sont en prime claires, simples, rassurantes, réconfortantes. Puis, en vieillissant, les enfants qui ont eu un « attachement sécure » (70 % des enfants des pays en paix, 30 % des autres, précise Cyrulnik) accèdent ensuite à la nuance. Résultat : « Ce sont des gens flexibles, qui ont confiance en eux, qui posent des questions et qui acceptent de se décentrer de leurs certitudes. Ils se soumettent moins aux gourous ou aux dictateurs. »

Les autres, au contraire, plus « insécures », continuent de chercher des certitudes, « des idées toutes faites, claires et sans nuances ». D’où le risque, devine-t-on. « Quand un pays est en difficulté, les gens sont tellement bouleversés qu’ils sont rassurés par un gourou, confirme Boris Cyrulnik. Les mangeurs de vent trouvent un énorme bénéfice à se soumettre. On ne sait plus qui croire, puis arrive un sauveur qui leur dit : “J’ai la vérité. Obéissez-moi.” […] Cela donne une direction, c’est euphorisant, on a compris d’où vient le mal, il suffit de brûler les femmes et tout ira mieux », illustre l’auteur, remontant ici jusqu’au Moyen Âge et à la chasse aux sorcières, c’est dire si le concept n’a rien de neuf.

Solution ? Parce que solution il y a, croit-il. « Il faut repenser l’école, l’université et l’art, répond Boris Cyrulnik. Repenser la manière de réfléchir. Au lieu d’apprendre à réciter, il faut retarder la notation, donner confiance aux enfants et leur apprendre à s’exprimer : toi, qu’est-ce que tu en penses ? » Bref, élever des laboureurs. Et cultiver le nôtre au passage.

Le laboureur et les mangeurs de vent – Liberté intérieure et confortable servitude

Le laboureur et les mangeurs de vent – Liberté intérieure et confortable servitude

Odile Jacob

257 pages