Quand j’ai su lire, je n’ai plus su passer une journée sans ouvrir un livre. Dans ma baignoire, en mangeant mes céréales, dans l’autobus, en cachette de mes profs dans les cours de maths (on m’en a confisqué), au lit jusqu’à trop tard. Je lisais même en marchant, des fois – ben quoi ? Les gens font ça avec leurs téléphones intelligents.

J’ai grandi avec des parents jeunes qui n’ont pas fini leur secondaire, dans des appartements sans bibliothèques. La plus belle chose qu’ils m’ont donnée sans le savoir ? L’absolue liberté dans mes lectures, qu’ils ne surveillaient jamais. Ou presque. Ils avaient caché le roman érotique Emmanuelle que je m’empressais de feuilleter quand ils allaient jouer au bowling le dimanche. Je lisais à la bibliothèque pour adultes des ouvrages sur les tueurs en série insérés dans un livre à la couverture inoffensive.

Un jour, j’avais 15 ans, j’ai prêté un livre d’horreur à un ami, avec le dessin un peu nul d’une succube nue sur la couverture, acheté avec mon salaire de gardienne. Son père l’a trouvé, l’a déchiré en morceaux et a appelé chez nous pour me traiter de perverse. Ma mère lui a répondu d’un ton glacial : « Vous êtes ben mieux de lui rembourser. »

J’ai senti qu’elle me faisait confiance dans cette passion que j’avais.

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J’ai grandi avec des parents jeunes qui n’ont pas fini leur secondaire, dans des appartements sans bibliothèques, dit notre chroniqueuse.

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Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce qu’on me demande ce que je pense de ces histoires répétées de malaises et de liberté universitaire. J’ai le sentiment que je ne suis pas la meilleure personne pour en parler quand il est question de littérature. Car je dois faire mon coming-out : je suis une lectrice radicale. Je n’ai peur d’aucun livre et j’ai vraiment cru, enfant, que je pouvais les lire tous. Je ne suis pas neutre, et comme tous les radicaux, je ne céderai rien. Je ne peux pas discuter avec ceux qui lisent avec une grille idéologique à la recherche du mal (parce qu’ils vont le trouver, c’est sûr). On ne pourra jamais s’entendre, mais ils sont libres de leurs combats.

Je comprends qu’on fasse attention avec les lectures obligatoires au primaire, au secondaire et au cégep. Les élèves n’ont pas le choix de lire ce qu’on leur impose. J’approuve totalement que l’on remette en question les canons, la place des femmes et des minorités dans les œuvres et le corps professoral à l’université.

Mais jusqu’à quel âge doit-on être protégé par des lectures du passé possiblement « dangereuses » ou « blessantes », même mises en contexte dans une salle de classe entre adultes ? Si un mot blessant ou interdit dans un roman peut vous dispenser de le lire, pourquoi aller étudier en littérature, domaine qui les contient tous ?

J’aurais fait un mauvais prof, finalement.

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La littérature est-elle en danger à cause de militants ? Je n’y crois pas. C’est bien d’autres choses qui la mettent en danger. Apprendre à lire, d’abord. Le milieu social, le temps d’écran, l’importance qu’un pays accorde à la littérature, par exemple. Et on mélange beaucoup de choses, comme l’affaire Yvan Godbout, qui est un cas tordu de zèle policier à partir d’une plainte, qui n’aurait jamais dû aller aussi loin. Mais des étudiants qui dénoncent des fictions contenant un mot ou des situations qui les heurtent ? Une belle occasion de se questionner, de réévaluer ou de confirmer nos convictions.

Je me demande quand même comment ça se passe dans les cours de cinéma.

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Comment ça, MON Anne Hébert qui aurait écrit « le mot en N » dans Les fous de Bassan ? J’ai scanné ce roman que j’adore, en me sentant plus comme un correcteur automatique que comme une lectrice. Il apparaît dans une lettre de Stevens datée de 1936. Aventurier mal rasé, il raconte à son chum qu’il se fait regarder de travers par les gens des Carolines et de la Géorgie, comme les Noirs avec qui il a travaillé à contrat dans les champs de coton. Il ne peut pas vraiment dire « afrodescendant » en 1936. En plus, c’est un personnage plutôt chien sale et dangereux. Il y a aussi dans ce roman des agressions sexuelles, des meurtres et même un fantôme, si vous voulez être prévenus. Mais on n’est pas dans Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, quand même.

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Pourquoi suis-je allée étudier en littérature à l’UQAM ? Je ne savais pas quoi faire de ma vie, et rien d’autre ne m’intéressait en vérité. Qu’est-ce que j’espérais ? Un diplôme ? Un job ? Devenir écrivaine ? Rien de tout ça. Je n’attendais rien de moins que tout, très naïvement.

J’ai eu des profs sympas, des dépassés, quelques profs merveilleux qui ont changé ma vie, mais mon bac en littérature a surtout ouvert plein de chemins que je pouvais poursuivre seule après.

J’ai eu mes passes : littérature de la Shoah, mon intense obsession Duras, les féministes, les écrits du sida, la littérature haïtienne avant l’afro-américaine, un gros trip sur les Russes et l’âme slave, les moralistes du XVIIIe, Rabelais et tout ce drôle de monde-là qui a vécu avant le XVIIIe siècle… Le plus beau là-dedans est que ce sont des intérêts qui restent pour la vie.

La littérature québécoise ? Elle est surtout arrivée quand je suis devenue journaliste. Beaucoup de professeurs un peu snobs estimaient que c’était une perte de temps quand il y avait ces grands classiques occidentaux à apprendre. C’était un peu la même chose avec la littérature des femmes et des afrodescendants. Les autochtones ? On n’en entendait jamais parler.

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Je n’ai pas un rapport sacré aux livres. Je sacre après, bien souvent. Oui, je parle parfois à haute voix à mes livres, et j’ai traité de « crisse d’épais » des granzécrivains misogynes. Je les corne et les maltraite, je souligne, j’écris dedans (éloges et insultes), je les tache avec la moutarde de mon sandwich, je les échappe dans le bain.

Lire est une lutte.

Je me méfie de ceux qui crient à la censure avec leurs grandes œuvres proprement alignées dans leurs bibliothèques, ceux qui n’ont lu que ce qu’on leur a dit qui était grand.

Une lectrice radicale, ça lit Sade ou Céline, mais aussi Toni Morrison, Valerie Solanas ou Natasha Kanapé Fontaine.

En ce moment, je suis dans l’extraordinaire roman Un bref instant de splendeur, d’Ocean Vuong. Le narrateur, un jeune Vietnamien homosexuel dont la mère analphabète a vécu la guerre, tente de lui expliquer comment il est devenu écrivain. « Comment je fuyais mon lycée pourri pour passer mes journées à New York, perdu dans les rayonnages des bibliothèques, à lire des textes obscurs écrits par des gens morts, dont la plupart n’auraient jamais imaginé voir un jour un visage comme le mien se pencher sur leurs phrases – et encore moins que ces phrases me sauveraient. » Je viens de trouver un frère, sans doute, qui n’a peut-être pas imaginé mon visage.

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Si la littérature rend le monde meilleur, à mon avis, c’est d’une seule façon : en montrant ce qu’on ne peut pas ou ne veut pas voir, et c’est plus souvent par le style que ça arrive. Elle est constituée depuis toujours de gens qui regardent le monde par le trou de la serrure d’où ils sont embarrés comme nous dans leurs vies, leurs défauts, leurs préjugés, leurs angles morts. Cette image me vient de l’écrivain Eduardo Galeano, qui a voulu raconter l’histoire des Amériques par ses oubliés dans Mémoire du feu, et qu’on ne m’a pas enseigné à l’université. C’est peut-être beaucoup plus ça qu’on interroge en ce moment : où sont les absents et pourquoi ne faudrait-il lire que ceux qui parlent à leur place ?

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Les livres sont entièrement à ma disposition, alors rien ne m’inquiète et, Dieu merci, je ne suis plus à l’école. La société peut bien, au gré des transformations et des évolutions, demander des comptes aux écrivains, à l’université, au monde littéraire, la littérature demeure pour moi cette chose inerte qui ne bouge que lorsqu’on y pose les yeux. Dans ces débats, on ne parle jamais des personnes qui lisent, tout simplement, loin des chicanes de chapelle. Peut-être les seules qui sont vraiment libres, finalement. Et qui vont le rester.

J’aimerais entendre des étudiants du premier cycle en lettres à l’université sur deux questions : Pourquoi étudiez-vous en littérature et qu’espérez-vous y trouver ? Écrivez-moi à cguy@lapresse.ca