La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Alors que le monde littéraire prend une pause pour le temps des Fêtes, notre collaborateur Jérémie McEwen vous présente des essayistes qui pensent le Québec de demain. Aujourd’hui, Rachida Azdouz, essayiste et psychologue.

Je partageais récemment la scène, au Salon du livre de Montréal, avec une ribambelle d’auteurs bigarrés, rassemblés sous le thème de la « parole libérée ». Des voix autochtones, une voix trans, une voix anticapitaliste. Sans aucun doute, nous étions dans l’air du temps de la gauche québécoise. Puis, comme une révélation inattendue, est arrivée au micro Rachida Azdouz, qui nous a lu un extrait de son récent livre, Panser le passé, penser l’avenir – Racisme et antiracismes.

Le bout qu’elle lisait n’était pas directement lié au thème du bouquin, elle nous en a avertis, bifurquant plutôt vers une critique en règle de celles qui aiment lui faire la morale quant au féminisme, disons, plus traditionnel. En voyant Jennifer Lopez et Shakira se déhancher sur un poteau, dans un récent spectacle de la mi-temps du Super Bowl, Azdouz n’a pas vu un geste d’émancipation et de prise de possession du corps, comme le veut une certaine tendance féministe. Elle a plutôt vu une récupération néolibérale du corps féminin au profit d’un public masculin, tout simplement. Elle lisait son extrait et s’énervait sur scène, j’étais conquis malgré que je m’identifie d’ordinaire davantage avec le féminisme qu’elle critiquait, parce que justement, son discours n’avait rien à voir avec l’air du temps, je me suis surpris à aimer ce que j’entendais.

Questionnée par l’animatrice Émilie Dubreuil après sa lecture, elle a évoqué un passage analogue, mais quant à la question du racisme, un peu plus loin dans ses pages. C’est l’histoire d’un collègue, croisé à la sortie d’une pâtisserie à Pâques, tous deux croulant sous les sucreries festives, qui lui souhaite, tout simplement, de joyeuses Pâques. Quelques jours plus tard, au bureau, ce collègue se confond en excuses pour un supposé faux pas racialement insensible, parce que madame vous êtes ci, ou vous êtes ça, alouette. Azdouz, à nouveau, s’énerve. Et on la suit : l’hypersensibilité raciale finit parfois par créer des problèmes au lieu d’en régler, et c’est navrant. Au lieu d’une rencontre entre deux êtres humains, elle a eu droit à ce qu’elle désigne plusieurs fois dans son livre comme une « assignation à résidence identitaire ». Quel bon vœu pour le Nouvel An : rencontrer des gens, pas les assigner.

Voilà ce qui est essentiel chez cette penseuse, et qui manque trop souvent dans les essais québécois à mon sens. Quelque chose d’imprévisible, de pragmatique en même temps, une pensée de la nuance, la vraie, qui n’hésitera pas à remettre en question la théorie du racisme systémique appliquée au Québec et au Canada lorsque trop généralisée à chaque évènement de racisme, mais qui du même coup prendra une définition admise de ce concept, et montrera par A+B qu’il est pratiquement impossible de ne pas en voir une application claire dans la Loi sur les Indiens. Oui, le racisme systémique existe, mais Rachida Azdouz est une sauveuse de débat.

Quand elle eut terminé son intervention, je me suis tourné vers l’animatrice, et lui ai glissé à l’oreille : « Je pense que je suis amoureux. » Amoureux d’une pensée qui se fout d’être commode, qui se fout de se faire des amis, d’être dans une gang ou une autre, une pensée qui veut penser, point.

En conclusion de son récent essai, elle évoque une lettre écrite par le conjoint de Joyce Echaquan, Carol Dubé, à l’occasion de Noël l’an dernier. Dans cette lettre, il évoque le pardon. Celui qui fait avancer, celui qui panse le passé.

J’ai demandé à Azdouz, à la suite du Salon et après ma lecture enthousiaste, si pour elle le pardon était la meilleure voie pour regarder vers l’avenir.

« Oui, c’est clairement la mienne. On peut pardonner sans absoudre et sans oublier. Je suis consciente toutefois que le pardon est une affaire intime, un choix personnel, qu’on ne peut pas imposer à un groupe ; j’entends par là le pardon de Derrida, le pardon fou, inconditionnel, qui consiste à pardonner l’impardonnable. On le fait d’abord pour soi, pour se libérer de la spirale du ressentiment, pour reprendre du pouvoir sur son destin et pour ne pas devenir son propre geôlier. J’insiste sur le mot ‟pouvoir”, car le pardon est aussi une question de rapport de force. Quand une victime d’acte criminel dit à son agresseur : ‟Tu as pris mon enfant, tu m’as arraché un membre, mais tu n’auras pas ma haine en prime”, c’est la victime qui a le dernier mot. »

J’ai pensé à mes étudiants, que je retrouverai cet hiver, à qui je fais comparer deux textes, l’un défendant cette idée de Jacques Derrida de « pardonner l’impardonnable », et l’autre qui la refuse. Chaque année, la classe est profondément divisée sur cette question, et chaque année, je me demande si ce geste, le pardon, n’est pas une des questions éthiques les plus fondamentales de notre temps. Refuser le pardon érige des lignes de division, soit, mais certains les estiment néanmoins nécessaires politiquement. C’est une de ces questions fondamentales, insolubles et porteuses, que nous aurions tort de ne pas aborder dans nos soupers des Fêtes, tiens, où jamais on ne trouvera 20 personnes qui pensent pareil, m’a souligné l’autrice, il y a trois semaines. Parions que ce qu’elle dit vaut tout autant pour un souper à cinq.

Panser le passé, penser l’avenir

Panser le passé, penser l’avenir

Édito

240 pages