(Ottawa) La détermination du président Joe Biden à ne pas s’immiscer dans l’administration de la justice aux États-Unis, contrairement à son prédécesseur, a entravé les efforts d’Ottawa pour que Washington négocie un accord de poursuites différées avec Meng Wanzhou, selon un nouveau livre.

Les États-Unis ont finalement conclu en septembre un accord avec la directrice financière de Huawei, ce qui a permis au Canada d’abandonner les procédures d’extradition de Mme Meng. Ce dénouement a aussitôt déclenché la libération des Canadiens Michael Spavor et Michael Kovrig, détenus en Chine pendant près de trois ans dans ce qui était largement considéré comme des représailles pour l’arrestation de Mme Meng à l’aéroport de Vancouver en décembre 2018.

Une petite partie des coulisses de ce dénouement est offerte dans le livre The Two Michaels : Innocent Canadian Captives and High Stakes Espionage in the US-China Cyber War, coécrit par Mike Blanchfield, journaliste de La Presse Canadienne à Ottawa, et Fen Hampson, professeur d’affaires internationales à l’Université Carleton, à Ottawa.

Six mois avant la libération simultanée de Mme Meng et des « deux Michael », écrivent les auteurs, l’ambassadeur du Canada en Chine, Dominic Barton, a passé plusieurs semaines à Washington à essayer de persuader les procureurs du département américain de la Justice, les avocats de Huawei et ceux de Mme Meng de parvenir à un accord. Mais selon les auteurs, ces efforts diplomatiques ont échoué parce que le président Biden avait clairement indiqué qu’il ne voulait pas interférer avec l’administration de la justice comme l’avait fait son prédécesseur, Donald Trump.

« Biden est arrivé au pouvoir déterminé à rétablir la confiance du public dans les institutions américaines, et il voulait à tout prix rompre avec la politisation par Trump du département de la Justice, qu’il a tenté de diriger comme si c’était un cabinet d’avocats privé », lit-on dans ce nouvel essai. Le livre cite une source canadienne anonyme qui a eu une connaissance directe des négociations : « Les choses ont été rendues plus difficiles parce que Biden est devenu plus catholique que le pape à propos du département de la Justice, essayant de se distinguer de l’ingérence de Trump dans l’administration de la justice ».

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The Two Michaels : Innocent Canadian Captives and High Stakes Espionage in the US-China Cyber War

Pourtant, selon un haut responsable du gouvernement américain, cité par les auteurs, les responsables de la justice eux-mêmes voulaient « réexaminer le fond » de l’affaire Meng, qui reposait sur une allégation selon laquelle elle aurait violé les sanctions américaines contre l’Iran. Alors qu’ils considéraient la conduite de Huawei comme illégale, « ils prenaient de plus en plus conscience que d’autres banques et institutions qui avaient enfreint les sanctions contre l’Iran n’étaient pas traitées de la même manière », lit-on dans le livre.

Dans le même temps, les auteurs écrivent que la Chine était également de plus en plus intéressée par un règlement négocié, en partie parce que Pékin voulait se débarrasser de cet irritant avant les Jeux olympiques d’hiver de 2022.

Le tournant est survenu l’été dernier lorsque l’audience marathon d’extradition de Mme Meng devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique s’est finalement terminée et qu’il était devenu « apparent que ses chances d’éviter l’extradition étaient minces », écrivent les auteurs.

Le 24 septembre, Mme Meng a accepté l’affirmation, décrite dans un exposé des faits américain, selon laquelle elle et d’autres employés de Huawei avaient trompé les institutions financières mondiales au sujet des activités de l’entreprise en Iran. Elle a plaidé non coupable de tous les chefs d’accusation. En retour, les États-Unis ont reporté les accusations portées contre elle et abandonné leur demande d’extradition. Quelques heures plus tard, Mme Meng rentrait chez elle en Chine et les « deux Michael » étaient dans un avion pour rentrer au Canada.

Rock, Arbour et Mulroney

Le livre relate les divers efforts déployés au Canada par Ottawa et les proches de MM. Kovrig et Spavor pour libérer les deux Canadiens, qui impliquaient aussi des acteurs de plusieurs partis politiques, notamment Allan Rock, ancien ministre libéral et ex-ambassadeur du Canada aux Nations unies. M. Rock a dirigé une délégation d’anciens diplomates, politiciens et universitaires qui ont rencontré en novembre 2019 des responsables chinois pour discuter des relations sino-canadiennes.

M. Rock, avec l’ancienne juge de la Cour suprême Louise Arbour, soutiendrait plus tard dans une lettre au gouvernement canadien qu’il devrait en fait invoquer la disposition de la Loi sur l’extradition qui permet au ministre de la Justice de mettre un terme aux procédures d’extradition, en tout temps. Selon les auteurs du livre, M. Rock et Mme Arbour « n’ont obtenu aucune réponse à leur lettre de 2020 au gouvernement fédéral, pas même un accusé de réception poli ».

L’ancien premier ministre progressiste-conservateur Brian Mulroney est également intervenu, en juillet dernier, dans une conversation téléphonique que les auteurs du livre qualifient de « directe et franche » avec l’ambassadeur de Chine au Canada, Cong Peiwu.

Cité par les auteurs, M. Mulroney aurait dit à l’ambassadeur : « Nous savons très bien que (les deux Michael) ont été ramassés sur les trottoirs là-bas pour satisfaire un agenda politique à Pékin. Vous vous feriez beaucoup plus de bien en libérant les Canadiens. Cela vous gagnerait beaucoup d’appuis à travers le monde ».

Bien que M. Mulroney ait un moment exhorté Ottawa à dépêcher l’ancien premier ministre Jean Chrétien en tant qu’envoyé spécial en Chine pour négocier la libération de MM. Kovrig et Spavor, il n’était pas d’accord avec la suggestion de M. Chrétien de faire un échange de prisonniers.

Selon les auteurs du livre, M. Mulroney appuyait la position du gouvernement selon laquelle le traité d’extradition du Canada avec les États-Unis, sacro-saint, ne devait pas être modifié pour apaiser les Chinois, « aussi douloureux que cela puisse être pour les deux Michael ».