Le manifeste d’Adolf Hitler, pilier de l’idéologie nazie, ressort en France dans une version critique… et critiquée.

C’est un des livres les plus controversés de l’histoire. Il s’en est écoulé des millions d’exemplaires. Son influence sur le cours du XXsiècle fut tragique. Et encore aujourd’hui, il continue de faire couler de l’encre.

Mein Kampf, brûlot antisémite d’Adolf Hitler, refait surface ce mercredi en France (le 28 juin au Québec), dans une version critique et commentée intitulée Historiciser le mal. Mais en dépit des précautions prises par Fayard pour en adoucir les contours, cette réédition dérange.

Pour les uns, Mein Kampf (Mon combat) n’est ni plus ni moins qu’un livre maudit.

Écrite par Hitler alors qu’il purgeait une peine de prison pour son putsch raté de 1923, cette somme de 700 pages, publiée en deux volumes en 1925 et 1926, contient en effet tout ce qui nourrira l’idéologie nazie.

PHOTO FOURNIE PAR FAYARD

Hitler ne se contente pas de s’approprier des concepts en vogue, comme l’eugénisme et l’anticommunisme. Il y formule un véritable projet politique, qui passera par la mise en place d’un État totalitaire et la destruction des Juifs.

Devenu un outil de propagande, le livre se retrouvera dans plus de 12 millions de foyers allemands jusqu’à la fin de la guerre et fera d’Hitler un auteur à succès.

Pas étonnant qu’il soit devenu depuis un sujet tabou. L’État de Bavière, qui en avait récupéré les droits, a tout bonnement interdit sa publication en Allemagne, jusqu’à ce qu’il tombe dans le domaine public en 2016. Une édition critique et commentée avait alors été publiée, avec l’autorisation des associations juives.

PHOTO FOURNIE PAR FAYARD

Extrait de l’ouvrage Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf, avec les annotations

Une édition de référence

En France, Mein Kampf n’a jamais cessé d’être offert.

Détentrices des droits depuis 1934, les Nouvelles Éditions Latines le republient régulièrement, et en vendent quelques milliers d’exemplaires chaque année, avec une mise en garde de huit pages obligatoire depuis 1980. On pouvait aussi trouver d’anciennes versions sur l’internet, comme quoi la chose n’était pas si rare.

Pourquoi alors le rééditer ? L’historien Nicolas Patin, qui a participé à l’élaboration de Historiciser le mal, y voit au moins deux raisons.

Primo, pour couper le pied aux maisons d’édition « discutables » comme Les Nouvelles Éditions Latines, qui n’ont plus le monopole. Et deuzio, pour que ce document historique soit étudié de manière plus « éclairée » par les générations futures.

Il y avait un enjeu politique : que notre édition devienne l’édition de référence, pour ne plus laisser ces choses-là donner de l’argent à l’extrême droite.

L’historien Nicolas Patin

Le chantier d’Historiciser le mal aura duré cinq ans et mis à contribution une dizaine d’historiens.

Mein Kampf a été entièrement retraduit, pour respecter le « style lourd » et la syntaxe « infernale » de son auteur.

Quant au texte d’origine, il est désormais accompagné de centaines d’annotations (environ les deux tiers du contenu !) qui remettent en contexte et démontent les « mensonges » qui pullulent tout au long de l’ouvrage.

« Il dit n’importe quoi », résume tout simplement Nicolas Patin.

Des réserves

Malgré le sérieux du travail, la démarche suscite des réserves.

Certains on craint que cette republication médiatisée ne réveille la bête de l’antisémitisme, qui ne dort toujours qu’à moitié.

D’autres, comme l’historien Johann Chapoutot, estiment que ce projet ne fait que « centraliser la figure d’Hitler » alors que Mein Kampf ne fut qu’un rouage parmi tant d’autres de l’idéologie nazie.

« Cette agitation autour de ce livre me navre, résume ce spécialiste du mouvement nazi. S’il s’agissait de connaître et de comprendre le nazisme, c’est à d’autres locuteurs qu’il faut s’adresser, et d’autres sources qu’il faut travailler. »

Mein Kampf ne fut pas la « Bible » du nazisme et Hitler n’en fut pas le chef absolu, omnipotent et incontesté que la propagande nazie en a fait.

L’historien Johann Chapoutot

Il y a ceux, enfin, qui accusent Fayard de se faire un « coup de pub » avec un livre aussi culte que sulfureux.

La maison d’édition s’en défend vigoureusement. Et a d’ailleurs mis des gants blancs pour le mettre en marché.

Tiré à 12 000 exemplaires, l’ouvrage sera distribué hors librairies, sur commande uniquement.

Mille exemplaires seront donnés aux bibliothèques, tandis que tous les bénéfices seront versés à la Fondation polonaise Auschwitz-Birkenau.

Le livre, enfin, se vendra 100 euros (150 $ CAN), prix dissuasif justifié par la somme de l’objet (1000 pages, 4 kg) et le travail colossal effectué par l’équipe scientifique.

« En aucun cas nous ne rééditons Mein Kampf », tranche une porte-parole de Fayard, pour résumer la démarche de l’éditeur. Au Québec, le livre sera en vente au coût de 175 $ et sera généralement offert sur commande dans toutes les librairies.

Pas dans la rue

Fayard ou pas, il est clair que la « Bible du nazisme » dérange encore.

On s’en est rendu compte lors de notre passage aux Nouvelles Éditions Latines, qui continuent de publier la version française de 1934.

D’un ton badin, le propriétaire, François-Xavier Sorlot, ne se gêne pas pour rejeter la version critique qui sort aujourd’hui. Il dénigre le travail « objectif » et les prétentions intellectuelles de son concurrent, en se vantant de vendre son Mein Kampf moins cher.

« On peut l’acheter 36 euros [53 $ CAN] chez moi et faire son chemin soi-même », dit-il en souriant.

Mais à la longue, il se rembrunit et admet que le livre pose toujours « problème ». Il n’a d’ailleurs pas le droit de le mettre en vitrine et ne l’expose pas dans sa librairie. Quand on demande à voir le bouquin, on nous le sort carrément d’une boîte sous la table, et s’empresse de nous le mettre dans un sac, loin des regards.

« Ne vous promenez pas avec ça dans la rue, nous prévient M. Sorlot. Ça pourrait mal se passer. »

Livre maudit, sans aucun doute.