Quelques jours avant la première conférence de presse du gouvernement Legault, le 12 mars, qui allait annoncer que le Québec devait se mettre sur pause, la chaîne RDI a diffusé le reportage Coronavirus : enquête aux origines du désastre (encore offert sur Tou.tv). On y voyait une ville de 9 millions d’habitants sévèrement mise en quarantaine. Et on ne parle pas de l’obligation de porter un masque, de la petite bière en Chine, mais de confinement draconien à grande échelle. Des images de gens qui s’effondraient dans la rue, faute de soins dans les hôpitaux débordés. D’autres qu’on soupçonnait d’être atteints, traînés de force dans des fourgonnettes par des hommes portant des combinaisons de protection. Un personnel de santé épuisé et au bord de la crise de nerfs. Une jeune femme criant sur son balcon que sa mère est en train de mourir dans l’appartement d’où elle ne peut sortir.

C’est la première fois que j’ai eu peur.

Ce 12 mars 2020, pendant qu’on regardait ahuri le point de presse, l’écrivaine chinoise Fang Fang, 65 ans, habitante de Wuhan depuis son enfance, écrivait dans son journal en ligne : « Je ne suis qu’une écrivaine cloîtrée seule chez elle au cœur de la zone épidémique, qui consigne au jour le jour ses impressions et ses sentiments. […] Je n’ai toujours pas compris pourquoi tant de gens lisaient mon journal. Mais avant-hier, j’ai vu ce commentaire d’un lecteur : “Le journal de Fang Fang est une respiration au cœur de l’ennui.” Cette phrase m’a infiniment touchée. »

PHOTO HECTOR RETAMAL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un hôpital de Wuhan bondé, photographié le 25 janvier dernier, au début de l’épidémie de COVID-19.

L’écrivaine a maintenant des lecteurs partout dans le monde, puisque son journal rédigé pendant trois mois sur la plateforme Weibo, censuré par le régime chinois, a été traduit dans plusieurs langues, et la version française, Wuhan, ville close, publiée chez Stock, arrive ce mercredi en librairie au Québec.

Wuhan, épicentre de l’épidémie qui allait devenir mondiale, approchait alors de son cinquantième jour de confinement lorsque Fang Fang a écrit ces mots. Là-bas aussi, en janvier, on a cru que ça n’allait durer que deux ou trois semaines. Le confinement aura duré 76 jours, ce qui est le titre d’un nouveau documentaire de Weixi Chen, Hao Wu et un cinéaste anonyme, qui vient d’être présenté au TIFF, où l’on verra, paraît-il, des images du personnel soignant en première ligne — ils auraient été 40 000 à venir à la rescousse, selon Fang Fang.

Le coronavirus est une page d’histoire qui s’écrit et qui se filme au fur et à mesure, dans un travail de mémoire et de compréhension.

Pendant qu’ici, on se ruait sur les épiceries, les habitants de Wuhan étaient en plein dedans, aux prises avec la peur, l’ennui et la colère envers les autorités qui ont minimisé au départ la menace, en disant que le virus n’était pas transmissible à l’être humain, tandis que les journaux parlaient d’autre chose. Fang Fang estime qu’une vingtaine de jours cruciaux ont été perdus au début, alors qu’on a appris l’existence du coronavirus en Chine le 31 décembre, dit-elle, ce qui a mené à la catastrophe que l’on connaît. Pour ça, elle demande des comptes aux autorités, tout en louangeant la solidarité des citoyens et la réaction musclée du pays lorsqu’est venu le temps de lutter contre la contagion, le 25 janvier. « Car tout le monde en Chine sait que, dès qu’une affaire est prise en main au niveau national, ce sont toutes les ressources du pays qui vont être mobilisées pour prêter main-forte », note-t-elle, convaincue que « si Wuhan tient bon, le pays tout entier tiendra bon ». On apprend aussi qu’en février, 2 millions de masques étaient mis quotidiennement à la disposition des Wuhanais.

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS STOCK

L’écrivaine Fang Fang

Elle rappelle que, « au final, ce sont les efforts conjoints de ces 9 millions de Wuhanais qui leur ont permis de se conformer aux différentes mesures prises par les autorités. Ce sont l’endurance et la maîtrise dont ils ont fait preuve qui ont rendu possible le contrôle de l’épidémie à Wuhan, et aucun mot ne sera jamais assez beau pour louer leur esprit de sacrifice. » Mais déjà, on s’inquiète que ce courage soit récupéré par le gouvernement pour raconter une autre histoire en biffant les bémols…

Plus encore, elle croit que « cette épidémie permet de mesurer très clairement une chose en particulier : le degré d’humanité manifesté par la société, dans son ensemble. Après l’épidémie, il faudrait qu’un appel à renforcer l’éducation aux principes humanistes soit lancé. Cela aussi fait partie des urgences. » (14 février)

Car « un seul critère compte : votre attitude envers les plus vulnérables ». (24 février)

Mais elle est attaquée de toutes parts, notamment par les trolls « ultranationalistes » qui la qualifient de traître à la nation. Elle persiste et signe. En demandant parfois à d’autres internautes de lui confirmer que son journal apparaît en ligne, par crainte que son compte soit bloqué par le régime. Il sera d’ailleurs suspendu le jour de la mort du médecin et lanceur d’alerte Li Wenliang. Dans un passage poignant, elle raconte que les Wuhanais ont projeté des rayons lumineux dans le ciel à sa mémoire, et fait entendre le son des sifflets (parce que le terme lanceur d’alerte est littéralement traduit en chinois par « personne qui souffle dans un sifflet », expression dérivée du mot anglais « whistleblower »).

Ce qui est fascinant quand on la lit est de la voir déplorer que les médias contrôlés cachent les faits et que le gouvernement chinois fasse tout pour garder la face en minimisant le désastre, tandis qu’au Québec, des gens pensent que la pandémie est une invention et que le tableau des données quotidiennes n’est qu’une manipulation du gouvernement qui exagère pour terroriser le peuple.

Si une société manque de bon sens et ne recherche pas la vérité à partir des faits, elle finira par être mortelle, et ce n’est pas une expression, elle sera véritablement mortelle, et tuera beaucoup de personnes.

Fang Fang

Alors qu’arrive la deuxième vague au Québec, et que l’épidémie semble contrôlée à Wuhan, lire le journal de Fang Fang devrait être la dernière chose qu’on a envie de faire, s’il ne témoignait de cette humanité qui est entrée dans une autre dimension par la porte de la capitale de la province du Hubei. Avec Fang Fang, nous vivons le quotidien des Wuhanais qui ressemble beaucoup au nôtre, avec ce mélange d’humour, d’impuissance et d’angoisse. Elle écrit en préface : « Dans un premier temps, c’est la Chine qui s’est rendue coupable de négligence, puis les pays occidentaux se sont montrés arrogants, ils n’ont pas su faire confiance à l’expérience acquise par la Chine dans la lutte contre le virus : c’est tout cela qui a causé la mort d’innombrables familles et infligé de lourds dégâts à la société. »

Fang Fang est d’avis que ce n’est pas seulement à la Chine de tirer des leçons de cette crise sanitaire. « L’humanité ne pourra vaincre le virus et s’en libérer qu’en s’unissant. »

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Wuhan, ville close, de Fang Fang

Wuhan, ville close
Fang Fang. Stock. 396 pages.