Il y a 10 ans, Brigitte Pilote s’est lancée dans le vide en décidant de poursuivre un rêve qui l’habitait depuis l’enfance : l’écriture. Depuis, elle a publié deux romans qui ont connu un certain succès d’estime. Avec sa plus récente œuvre, La femme qui rit, publiée aux Éditions du Seuil, elle entre dans le club sélect des écrivains québécois qui passent par la grande porte des éditeurs français.

Née à Boucherville dans une famille de quatre enfants, Brigitte Pilote compte parmi sa fratrie Marcia Pilote, connue comme scénariste, autrice et actrice, entre autres. Anecdote : lorsqu’elles étaient jeunes, les deux sœurs avaient lancé leur propre petit journal, qu’elles distribuaient dans leur quartier. Brigitte Pilote y avait publié sa première création, un conte intitulé Les bûcherons.

« Je me rappelle une certaine Mme Lajoie, une voisine, qui nous attendait sur son balcon, elle avait hâte d’avoir son exemplaire. On vendait ça 10 sous ! », se remémore Brigitte Pilote.

Après des études littéraires à l’UQAM, Mme Pilote est retournée vivre à Boucherville. Elle a eu deux filles, a travaillé comme rédactrice pigiste et dans le milieu de la production télévisuelle. Mais, la quarantaine entamée, un constat s’impose : quelque chose lui manque. Ce quelque chose, c’est l’écriture.

« J’ai retardé le plus tard possible cette décision ; je trouvais que ce n’était pas une vie ! J’en avais le désir, et je savais que j’en avais la capacité, mais je connaissais les sacrifices personnels, financiers. Mais c’est comme si je ne pouvais plus ne plus le faire. C’est un saut dans le vide. »

Faire vivre ses livres

L’écriture, pour Brigitte Pilote, est un processus extrêmement lent. « J’écris lentement, très lentement. La phrase, lorsqu’elle sort, est presque définitive », révèle celle qui dit mettre de deux à trois ans à temps plein pour écrire un roman.

Elle admet avoir été « estomaquée », voire découragée, après la sortie de ses deux premiers livres, parus chez Stanké respectivement en 2012 et 2013, Mémoires d’une enfant manquée et Motel Lorraine, un roman choral qui se déroule à Memphis, habité par la figure de Martin Luther King.

« Mes livres ont connu un succès d’estime, j’ai eu quelques articles dans les journaux. Tous ces efforts pour ne vendre qu’une centaine de livres… Je trouvais ça difficile d’accepter qu’ils aient eu une vie aussi courte. »

C’est ce qui l’a poussée à démarcher les droits étrangers de Motel Lorraine en France. À son grand bonheur, Elsa Lafon, qui dirige désormais la maison d’édition fondée par son père, a tellement aimé le livre qu’elle l’a ajouté à son catalogue. Les droits sur les livres de poche ont ensuite été acquis par Éditions Points, la division poche des éditions du Seuil.

« Le Seuil a vu ce que j’avais fait pour [La femme qui rit] et ils ont aimé, aussi simple que ça ! », raconte Mme Pilote. Publié en France à la fin mai, le roman a reçu un accueil favorable outremer et le voici qui vient d’arriver sur les rayons au Québec.

La dictature du sourire

Brigitte Pilote travaille sans plan, mais, dès le départ, elle savait que son troisième roman s’intitulerait La femme qui rit. Un titre inspiré d’un phénomène vécu par plusieurs femmes.

On a comme le devoir de sourire, nous, les femmes. Si on ne sourit pas, on est suspectes ! J’ai voulu explorer cela.

Brigitte Pilote, autrice de La femme qui rit

La femme qui rit tourne autour de trois personnages, qui portent chacun en eux une faille, un mal-être : le veuf Émile Sever et son fils Florian, et la servante, qui n’est jamais nommée. Funambules, ils traversent « le fil de [leur] existence, sur lequel [ils parviennent] à avancer au-dessus du gouffre qui attend ceux à qui la vie n’accorde pas de filet ».

Silencieuse, austère, presque monastique, cette femme, contrairement au titre, ne rit jamais. Elle ne sourit pas, explique Brigitte Pilote, « car elle croit que cela va la protéger, elle veut être invisible ». Mais c’est justement ce non-sourire, que le veuf associe, à tort ou à raison, à de l’humilité, qui scellera son destin au sein de la famille Sever.

Plongées intimes

Ne demandez pas à Brigitte Pilote d’écrire un roman descriptif, ponctué de nombreux dialogues. Elle désire plutôt plonger au cœur de ses personnages, lever le voile sur leurs plus intimes fissures, contradictions, aspirations.

« La seule chose qui m’intéresse, c’est traduire l’intériorité des personnages. Ça ne m’intéresse pas, les descriptions. S’il y en a une, c’est parce qu’elle sert le récit, d’une façon ou d’une autre », lance-t-elle.

Ainsi, le veuf, malade et délesté de ses tâches depuis l’arrivée de la servante, se retrouve confronté à ses pensées, qu’il a passé sa vie à fuir. « Il consentait à plonger en lui-même, sans savoir s’il parviendrait à extraire les pépites de leur gangue. Il se surprenait à sentir naître en lui des désirs aussi impérieux que des rêves de jeunesse. C’était dans ce sentiment d’urgence, découvrait-il, que le début et la fin de la vie se rejoignaient. »

Renfermé et solitaire, souffrant d’un handicap à la jambe, résultat malheureux d’une poliomyélite contractée en bas âge, Florian souffre d’un mal-être qu’il n’arrive pas à ravaler. « Quand il croit l’orage dissipé, des vagues de désespoir remontent des profondeurs d’une nappe inépuisable. »

Terre paternelle

Personnage taciturne, autoritaire et revêche, en apparence, Émile Sever est veuf depuis la mort, il y a bien longtemps, de sa femme bien-aimée Alma. Tout ce compte à ses yeux, cette terre léguée par ses ancêtres, qu’il a agrandie et cultivée avec acharnement, avec pour seul et unique but : assurer la prospérité de son fils.

L’arrivée de la femme comme servante au sein de la famille Sever (on comprend vite que le veuf a pour elle d’autres ambitions) brisera la solitude où s’étaient enfermés le fils et l’homme, rompra l’équilibre sur lequel ils avaient assis leur vie, consacrée entièrement au travail humble du paysan.

Même si elle dit ne pas avoir voulu, consciemment, jouer avec les codes du roman du terroir avec cette œuvre qui se situe dans une époque et un lieu volontairement flous – les plus attentifs pourront trouver quelques indices qui amènent le récit en terre européenne, quelque part dans les années 1970 –, l’autrice admet qu’on peut voir un peu de la figure du Survenant – ici une « Survenante » – dans le personnage de la femme sans sourire. « C’est sûr qu’en tant que féministe, j’essaie de subvertir certains codes », remarque-t-elle.

Omniprésente, la nature devient presque un personnage en soi, avec les fluctuations des saisons et les récoltes rythmant le récit. La terre, fruit de durs labeurs, est à la fois salvatrice en forçant l’humilité devant sa grandeur, mais aussi figure d’enfermement pour les personnages, qui cherchent tous, d’une façon ou d’une autre, à s’émanciper.

Le mois d’août tire à sa fin. Dans ce paysage ondoyant, l’œil dérive et finit par s’ancrer dans la montagne. Dès qu’elle le peut, la jeune femme s’arrête un moment pour l’admirer, posée au loin, ses flancs débordant sur la ligne jaune du val. […] C’est étrange, mais il lui semble que cette montagne la regarde en retour et qu’elle approuve sans réserve la femme qu’elle est devenue.

Extrait de La femme qui rit

Florian est aux prises avec ses contradictions – suivre le destin tout tracé qu’a labouré son père pour lui, ou laisser libre passage à ses aspirations de liberté, alors que la modernité a entamé sa marche inébranlable. « Il n’est pas là où il devrait être, ne s’est jamais permis de se montrer tel qu’il est vraiment », réalisera-t-il.

Si la résilience s’était imposée comme thème porteur de son roman précédent, « probablement que l’émancipation serait le thème principal [de La femme qui rit], constate la romancière : s’émanciper de sa famille, du joug patriarcal ».

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS DU SEUIL

La femme qui rit, de Brigitte Pilote

La femme qui rit

Brigitte Pilote

Éditions du Seuil

160 pages