Alexandre Jardin a entrepris il y a plusieurs années une démarche d’authenticité. Il la pousse à l’extrême dans son nouveau livre, Le roman vrai d’Alexandre, exercice d’autodestruction qui fascine autant qu’il rend mal à l’aise.

« Je voulais n’appartenir qu’au merveilleux, je clapotais dans le tiède et baisais avec parcimonie. » La table est mise dès la deuxième page, et l’auteur de Fanfan et de L’île des Gauchers s’évertue à le démontrer pendant les 300 autres : le vrai Alexandre Jardin a vécu toute sa vie d’adulte divorcé de lui.

Pendant 30 ans, le personnage guilleret et grand prêtre du romantisme aurait tout fait pour cacher sa tristesse, son mépris de lui-même et son état dépressif.

« En publiant jusqu’à plus soif, j’ai cherché l’odeur de la vie afin d’éviter de la vivre. Elle m’avait trop humilié, violé, inquiété. » — Extrait du livre Le roman vrai d’Alexandre

Preuves à l’appui, Alexandre Jardin affirme aussi avoir menti sans arrêt sur lui, avant même la publication de son premier roman, Bille en tête. « Je deviens dès le départ un mensonge littéraire des pieds à la tête », écrit Alexandre Jardin, qui va jusqu’à affirmer que c’est à 15 ans qu’il a contracté son rire particulier « bizarre et forcé ».

Ce mensonge, il réside autant dans sa manière de laisser entendre que « le Zèbre, c’est lui » que dans sa façon de dépeindre sa famille hors norme dans des anecdotes inventées. « Il me fallait être l’archiviste du faux valorisant parce que je me croyais un étron », dit-il pour expliquer comment il a entre autres enjolivé l’image de son père, pourtant absent de sa jeunesse.

Fausses anecdotes

Qu’un auteur ne soit pas ses personnages et qu’il exagère le trait, c’est une chose. Mais Alexandre Jardin a poussé la mystification jusque dans les entrevues qu’il donnait. Par exemple, dans son livre précédent intitulé Ma mère avait raison, il raconte que c’est quand sa mère a jeté au feu le manuscrit de son deuxième roman – le seul exemplaire qu’il avait – qu’il a ensuite écrit Le Zèbre d’un seul jet.

« Le Zèbre ne serait pas né autrement, nous avait-il expliqué en entrevue en décembre 2017, lorsque nous lui avions parlé de cet épisode. J’ai eu un moment de panique et je me suis rabattu sur une pièce que j’avais écrite et que j’ai adaptée en roman, en me disant : “Tu ne peux pas te tromper deux fois. Ce coup-ci, tu dois écrire ce que tu es le seul à pouvoir écrire.” »

Lisez notre entrevue avec Alexandre Jardin

Cette anecdote, admet-il dans Le roman vrai d’Alexandre, est totalement fausse. « Le Zèbre n’est bien entendu pas né de cette scène incendiaire, mais, plus modestement, d’un travail opiniâtre. »

Quelle version est la bonne ? Bien malin celui qui peut y répondre aujourd’hui, et les exemples du genre pullulent dans son livre. Son éditeur, Grasset, a d’ailleurs refusé de publier Le roman vrai d’Alexandre.

« Ils ont d’abord essayé de me convaincre que ça n’avait pas de sens, a expliqué l’auteur dans une entrevue au journal Le Parisien le 2 juin. Qu’il y avait toujours un masque derrière un masque. Je leur ai dit : “Là, vous êtes en train de me parler de vous !” »

Remplir les blancs

Si Alexandre Jardin a voulu enjoliver la vérité familiale, raconte-t-il, c’est pour combler les blancs. Entre autres ceux autour de son grand-père paternel collabo, sur lequel il a fait un livre, Des gens très bien. Ce drame fondateur sur lequel a toujours pesé un lourd silence a eu un impact sur tout le clan Jardin, croit-il.

Mais il y a aussi tous ces petits secrets dont il a souffert, enfant. Comme celui autour de la mort imminente de son père qu’on lui avait cachée alors qu’il avait 15 ans. Puis le fait qu’on l’a, dès le lendemain du décès, envoyé en pension en Écosse, où il aurait fait une tentative de suicide. Et plein d’autres non-dits qu’il a remplacés par des scènes plus crédibles que si elles étaient arrivées pour vrai, héritier d’une famille ayant un penchant pour l’esbroufe et l’exagération.

On peut comprendre Alexandre Jardin d’avoir souffert des falsifications familiales. Tout comme son désir d’autodéboulonnage qui lui permettra de devenir enfin adulte, même si l’exercice s’apparente à un suicide professionnel. Il se pose lui-même la question vers la fin du livre : ses lecteurs (qui sont coupables par association puisqu’ils ont bien voulu le croire, glisse-t-il tout de même) le suivront-ils sur cette voie ?

« La vérité est aussi que, pendant des décennies, je n’ai pas respecté mes lecteurs et je leur demande pardon. Même si la demi-sincérité de mes romans a parfois coloré leur conduite et pimenté leur imaginaire amoureux. M’abandonneront-ils ? Je l’aurais bien mérité. » — Extrait du livre Le roman vrai d’Alexandre

Là où le malaise s’accentue, par contre, c’est lorsqu’il s’en prend à « ses » femmes, mères de ses enfants. Trois sont issus d’un premier mariage et deux d’un deuxième, et il leur dédie d’ailleurs ce livre pour leur capacité à être vrais.

De ces deux femmes, donc, aucun beau souvenir, aucun mot tendre, qu’un regard acrimonieux sur trois décennies de vie commune. « Pendant deux mariages, je n’ai jamais su m’extraire du gentil-Alexandre-qui-se-laisse-manœuvrer », écrit-il.

L’auteur les met ainsi toutes deux dans le même bateau, les appelle par une seule lettre – H et L –, et rappelle des épisodes vraiment disgracieux sans jamais se remettre en question lui-même. Il leur reproche donc de n’avoir pas su l’aimer vraiment, de l’avoir contraint à rester dans son rôle d’enfant-adulte, de ne pas avoir voulu accueillir sa détresse.

« M’a-t-elle soutenu pour devenir papillon ? écrit-il à propos de sa deuxième femme, dont il est séparé depuis peu. En eut-elle seulement le désir ? Ma première épouse ne fut-elle pas, sous ce rapport-là, du même bois dur ? »

Vengeance ?

Alexandre Jardin admet faire ce coming out grâce à une nouvelle amoureuse qui, elle, semble-t-il, ne supporte aucun faux-semblant. On ne lui en voudra pas d’avoir trouvé l’amour, mais ce grand déballage ressemble davantage à de la vengeance qu’à une véritable introspection.

Il faut l’avouer, Le roman vrai d’Alexandre est aussi fascinant qu’addictif et nourrit le côté voyeur en nous. Jusqu’où ira-t-il ? se demande-t-on chapitre après chapitre.

Mais l’accumulation des récriminations contre à peu près tout le monde – seules quelques personnes échappent à sa vindicte – finit par être franchement lourde. Tout comme la répétition de toutes les manières possibles que la comédie est terminée – il aurait pu se contenter d’un essai d’une centaine de pages pour dire la même chose, preuve que sa tendance à l’enflure n’est pas tout à fait disparue.

Et surtout, au bout du compte, on ne peut s’empêcher de se demander si c’est ce livre qui est une arnaque. Et si on est tombé dedans.

Où ira Alexandre Jardin après ce pavé lancé dans sa propre mare ? C’est à voir. Mais on lui souhaite d’être enfin en paix avec lui-même, et de ne pas trop avoir fait le vide autour de lui.

IMAGE FOURNIE PAR L’OBSERVATOIRE

Le roman vrai d’Alexandre, d'Alexandre Jardin

Le roman vrai d’Alexandre. Alexandre Jardin. L’Observatoire. 314 pages.