Sans emploi depuis mercredi dernier, Patrick Rozon, ancien chef de la direction de la création du Groupe Juste pour rire, revient pour la première fois sur une débâcle qu’il n’a pas vu venir.

En quelques minutes, le 5 mars dernier, Patrick Rozon était dépouillé de tous ses projets et de toute son équipe. Mais pas question de pleurer. Pas le temps. Avec le soutien d’une seule collègue, l’ancien chef de la direction de la création du Groupe Juste pour rire devait assurer la transition et accompagner tous les spectacles de la maison vers leur nouveau domicile.

« Puis le 15 mars, quand ComediHa! a annoncé qu’il reprenait Waitress [une comédie musicale qui sera présentée à l’été], c’est là que ça m’a frappé », confie-t-il lors de son premier long entretien depuis les évènements, quelque part entre la tristesse que maman, ce soit fini, et la conviction d’avoir tout donné. Son rire éclatant, qui trahit sa présence lors de chaque spectacle auquel il assiste, est demeuré intact.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Patrick Rozon

J’étais heureux que les shows se poursuivent, mais quand ce sont tous tes anciens compétiteurs qui reprennent tes projets, c’est quand même weird.

Patrick Rozon, ancien chef de la direction de la création de JPR

L’heure des questions était alors enfin venue, dont l’une qui le taraude encore : est-ce que les actionnaires de Juste pour rire ont tout fait pour ne pas abandonner leurs employés ? « Vivre ce qu’on a vécu, c’est sûr que c’est fâchant, admet-il, parce qu’on se démenait tous pour trouver des solutions. »

S’il n’ignorait pas que des problèmes financiers plombaient JPR, c’est en lisant les journaux qu’il a appris le montant total de ses créances, s’élevant à 49 millions. « Selon mes calculs, j’arrivais plus à 5,6 millions. » Il ignorait aussi que la transaction de 2018, par l’entremise de laquelle Juste pour rire était passé des mains de Gilbert Rozon à celles de Bell (26 %), du Groupe CH (25 %) et de Creative Artists Agency (49 %), avait été possible grâce à une acquisition par emprunt (leveraged buyout).

« La première chose qui se produit quand une nouvelle comme ça tombe, c’est le sentiment de culpabilité, explique Patrick Rozon. Je me revois chez nous en train de compter combien de dettes j’ai amené personnellement à l’entreprise. C’est quand j’ai pris connaissance de l’ampleur du portrait que j’ai compris que même si j’avais trouvé 50 shows à succès, ça aurait été ben difficile. »

Mieux faire

En 2015, Patrick Rozon a pris une année sabbatique de l’école secondaire la Cité-des-Jeunes de Vaudreuil-Dorion, où il enseignait l’art dramatique, afin de diriger Zoofest, le pendant tannant du festival créé en 1983 par le cousin de son père. En succédant à Gilbert Rozon à la tête de Juste pour rire en 2018, il héritait d’une crise d’image provoquée par les allégations dont le fondateur faisait l’objet.

Sa plus grande fierté ? « C’est d’avoir su convaincre l’industrie d’ici et d’ailleurs que Juste pour rire était un festival et une entreprise à laquelle ils pouvaient faire confiance », répond-il, en reconnaissant du même souffle avoir été un peu trop pressé dans ses désirs de mises à jour.

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Patrick Rozon garde son rire intact, malgré des mois difficiles.

« Peut-être que je suis rentré trop rapidement avec la jeunesse, les nouveaux artistes, les nouveaux concepts, analyse-t-il, en oubliant ceux qui aiment leurs classiques. » Exemple ? La comédie musicale Hair, dont le succès critique ne s’est pas matérialisé aux guichets en 2023.

Encore aujourd’hui, je la reprogrammerais, même si peut-être que c’était trop edgy pour la clientèle traditionnelle des comédies musicales. Mais ce qui m’intéressait, c’était d’amener le festival ailleurs. Juste pour rire était rendu là.

Patrick Rozon, ancien chef de la direction de la création de JPR

Une volonté qui se sera avérée féconde à plusieurs occasions, notamment lors du block party d’Aba et Preach en 2019 sur une place des Festivals grouillante de monde – « Si tu savais le nombre de personnes qui me demandaient : c’est qui, eux autres ? » – et le parcours interactif inspiré de l’œuvre de François Pérusse, en 2023.

Mais qu’à cela ne tienne, lors de l’annonce de mars dernier, ils ont été plusieurs à conclure que le flair de Gilbert Rozon n’avait jamais trouvé de digne successeur. « Tous les organes de l’entreprise fonctionnaient, mais il n’y avait plus de cœur », avait déclaré à La Presse le 5 mars sa sœur Luce.

« C’est difficile de me comparer avec quelqu’un qui a dirigé une entreprise pendant 35 ans », observe pour sa part Patrick Rozon. « Gilbert était certainement très fort en lobbying et en politique, mais ça ne se fait plus de la même manière en 2024. Ce qui est sûr, c’est qu’on aurait eu besoin de plus de temps pour instaurer notre vision et qu’on a eu beaucoup de bâtons dans les roues, dont une pandémie. »

La fin des galas

Quant à sa décision de saborder les galas, un concept sur lequel Juste pour rire a construit une bonne partie de sa réputation, Patrick Rozon maintient qu’elle était inévitable. Alors qu’à une autre époque, une participation à une de ces soirées pouvait catapulter un humoriste, les moyens de se tailler une place au soleil, avec l’avènement des réseaux sociaux, se sont multipliés.

En 2022, Juste pour rire apprenait que Bell ne renouvelait pas sa licence de télédiffusion des galas, précipitant la décision d’en tenir un ultime, en juillet 2023.

« Si on avait eu une licence télé, on aurait peut-être continué, précise Patrick Rozon, mais il aurait quand même fallu revamper la formule, parce que le produit en avait vraiment besoin et que, depuis 2021, les billets se vendaient moins. »

Pour la suite du rire

Tout en se disant soulagé que Juste pour rire ait abouti entre les mains d’une entreprise québécoise, Patrick Rozon pense forcément à la centaine d’employés qui auront à se trouver un nouveau boulot. Jeudi dernier, il n’avait toujours pas rencontré Sylvain Parent-Bédard, fondateur de ComediHa!, au sujet d’une possible contribution à l’avenir de Juste pour rire.

Il espère que le nouveau propriétaire embrasse l’ensemble de l’identité multiple du festival à partir de l’été prochain, en renouant notamment avec les arts de la rue, absents du festival transitoire ComediHa! salue Montréal, qui se tiendra en juillet. Il lui semble aussi impératif que Zoofest ne soit pas mis sur une tablette.

Ce qui est certain, c’est que ComediHa! va faire face aux mêmes défis que tous les autres festivals à Montréal, au sous-financement public, à l’inflation, à la réputation du centre-ville de Montréal, à un monde de l’entertainment qui ne va pas bien, ce qui est un problème qui dépasse le Québec.

Patrick Rozon, ancien chef de la direction de la création de JPR

Mais que Montréal doive se passer d’un festival d’humour en été ? Patrick Rozon refuse de l’envisager.

« Ça va prendre un travail de réflexion sur l’ensemble des festivals, parce que ce qu’on a, c’est unique et il faut en prendre soin. Oui, c’est en partie une question d’argent, mais c’est aussi une question de promotion. Il faut que partout dans le monde, ça se sache que l’été, c’est à Montréal que ça se passe. »