Nous avons eu les familles Plouffe, Paré et Bougon, nous avons maintenant la famille Honoré-Prospère avec Lakay Nou, première série mettant en scène les aventures d’un clan haïtien du Québec, aussi tissé serré que les autres.

La famille est l’un des thèmes fondamentaux de la télé québécoise, il fallait presque passer par là pour aborder l’une des communautés les plus ancrées dans notre société, mais nous avons dû attendre jusqu’en 2024 pour que ça existe.

C’était une grosse journée de promotion pour l’équipe de Lakay Nou (qui signifie « chez nous » ou « notre maison » en créole) le 17 janvier dernier, quand on a dévoilé les trois premiers épisodes de la série, offerte sur l’Extra d’ICI Tou.tv, et qui sera diffusée à la télé en avril. Le matin, on présentait les épisodes aux médias, et le soir, à une petite foule de la communauté à la Maison d’Haïti, ce joyau essentiel du quartier Saint-Michel. C’est là que je voulais aller, d’abord pour voir la réaction du public, mais aussi pour faire ma pique-assiette en quête de cabrit, de riz djon djon et de rhum Barbancourt (trois ou cinq étoiles).

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Il y avait foule pour le lancement de Lakay Nou à la Maison d’Haïti.

Les Blancs en minorité dans la salle riaient aux mêmes endroits que les Haïtiens, en particulier lorsqu’il y avait du créole et l’incontournable « tchip » de circonstance. J’aurais pris encore plus de créole, une langue que j’adore et que, personnellement, je n’aurais pas sous-titrée, comme on le fait en France avec l’accent québécois. Ça se comprend beaucoup plus qu’on l’imagine, car il y a vraiment un vocabulaire commun entre le créole et le québécois – des mots comme « frette » ou « icitte » par exemple. Sans oublier que ce vocabulaire est beaucoup entré dans le slang de la jeunesse d’aujourd’hui.

Il y a quelque chose d’universel dans une comédie familiale intergénérationnelle comme Lakay Nou. D’avoir imposé le titre en créole attirera des téléspectateurs haïtiens curieux, les gens à qui j’ai parlé en sont convaincus.

On dirait aussi que ça existe partout, des grands-parents pesants qui se mêlent de tout et des petits-enfants qui n’ont plus la même mentalité que leurs aînés. Henri (Frédéric Pierre) et Myrlande (Catherine Souffront), beau couple de la classe moyenne, sont pris en sandwich entre leurs parents immigrants de la première génération et leurs trois enfants qui sont pareils à tous les jeunes Québécois, pour le meilleur et pour le pire.

Toute la subtilité est là, entre la première vague d’immigration haïtienne qui était surtout composée d’intellectuels et de professionnels, leurs enfants qui ont dû se montrer à la hauteur des ambitions de leurs parents ayant souffert de l’exil, et la troisième génération qui veut n’en faire qu’à sa tête.

Quand Henri décide de vendre la librairie rachetée à son père pour se lancer dans la restauration, et que Myrlande accepte un poste dans un prestigieux cabinet d’avocats qui défend des mafieux, ils sont pratiquement en rébellion. Ils ont passé leur vie à se sacrifier pour leurs parents et leurs enfants, ils veulent enfin penser à eux, en retard, et il y aura de la résistance à tous les niveaux.

C’est drôle, sympathique et touchant, je ne vois pas pourquoi Lakay Nou ne pourrait pas être un succès. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi une telle série n’a pas vu le jour avant. Et c’était un peu le sujet de la discussion animée par Émilie Laguerre, la directrice générale, équité, diversité et mobilisation, de Radio-Canada, avec les artisans du projet.

Il y avait « ampil bel moun » ce soir-là, de nombreux dignitaires étaient présents, ainsi que Catherine Tait, PDG de CBC/Radio-Canada, qui a fait un petit discours. « Ça fait longtemps que nous voulions avoir ce genre d’émission à Radio-Canada, qui met en vedette la communauté haïtienne du Québec, a-t-elle dit. La contribution de votre communauté est précieuse et a trop longtemps été sous-représentée dans notre télévision. »

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Frédéric Pierre, Catherine Souffront et Angelo Cadet, les auteurs de la série Lakay Nou

Ou toujours présentée par le prisme de ses problèmes (gangs de rue et pauvreté). C’est un peu pour ça que Frédéric Pierre et Angelo Cadet, qui ont écrit la série avec Catherine Souffront, ont imaginé cette histoire… il y a plus de 20 ans ! Ils ont osé présenter leur projet il y a trois ans, qui a tout de suite été accepté. En ce sens qu’après le « pitch », ils ont dû se mettre à écrire à temps plein et à vitesse grand V – avec l’apport de vétérans comme Marie-Hélène Lebeau-Taschereau et François Avard.

« Pour moi, c’était urgent que ça se fasse », a expliqué Frédéric Pierre, qui commençait à trouver dangereux que les Haïtiens ne se voient que par leurs « enjeux » dans notre télé. « Les gens ont besoin de ce reflet », croit Angelo Cadet, qui voulait montrer « une nouvelle réalité qui existe depuis longtemps », soit celle de la spécificité québécoise des Haïtiens d’ici.

André Béraud, directeur de la fiction et des longs métrages à Radio-Canada, a dit qu’en 25 ans dans ce milieu, ce n’est pas la première fois qu’on présente un projet sur la communauté afrodescendante du Québec, mais que c’est le premier qui aboutit. « Il était temps, et là, on a notre Cosby Show. »

Selon M. Béraud, il ne sera pas demandé à Lakay Nou d’avoir les mêmes cotes d’écoute que STAT – même si on n’est jamais à l’abri d’un succès, souligne-t-il –, plutôt d’ouvrir la porte à d’autres productions de ce genre, car le problème est le manque d’expertise, estime-t-on.

L’intérêt de ce projet n’est pas seulement dans la représentation à l’écran, c’est aussi derrière la caméra que cela doit changer. Il faut des scénaristes, des réalisateurs et des techniciens issus de la diversité, et c’est pourquoi Frédéric Pierre a fondé sa maison de production, Les Productions Jumelage, dont le but est de former des artistes et des artisans. Il a été épaulé là-dedans par Louis Morissette de KOTV, qui était présent à la Maison d’Haïti. Ainsi, sur le tournage de Lakay Nou, réalisé par Ricardo Trogi, il y a eu plusieurs jumelages professionnels.

Bref, on mise gros sur les retombées de Lakay Nou, et Frédéric Pierre est invité à toutes les tribunes – il était à En direct de l’univers samedi et à Tout le monde en parle dimanche avec une partie de la distribution.

Mais en discutant avec des jeunes engagés à la Maison d’Haïti, j’ai senti qu’ils étaient un peu insatisfaits des réponses en général sur l’aboutissement tardif d’un tel projet à la télé québécoise. Oui, bien sûr, il y a probablement un manque d’expertise et il faut sortir du cercle vicieux qui fait qu’en n’étant pas représenté, on est moins attiré par les métiers de la télé ou du cinéma, mais pourquoi ce grand désert après la populaire série Jasmine de Jean-Claude Lord en 1996, l’une des rares au Québec où le rôle principal – pas secondaire, j’insiste – était tenu par Linda Malo, une actrice métisse ?

Selon eux, on n’a pas tout dit, en ce sens qu’une succession d’évènements ont ouvert la porte : gaffes au Bye bye, des histoires de blackface, la polémique Slav, le meurtre de George Floyd, par exemple, ont forcé la société à s’ouvrir les yeux. Et je ne leur donne pas tort.

Une deuxième saison de Lakay Nou a été confirmée et tout ce que je souhaite à ses artisans est de se payer la traite, après avoir installé leur univers, car on a attendu trop longtemps pour rire avec les Haïtiens.