Le jour où ma belle-mère Djo est morte, trois objets ont littéralement cassé devant nos yeux, le soir où l’amoureux et moi la pleurions. Nous ne croyons pas aux fantômes, mais nous avions trouvé cela vraiment bizarre, en ayant presque l’impression que Djo était fâchée de nous quitter. C’est l’un des rares évènements étranges que nous ayons vécus, mais tout le monde a une petite anecdote surnaturelle dans le tiroir de sa mémoire, n’est-ce pas ?

Une anecdote que j’ai bien sûr racontée à l’écrivain Vincent Brault, qui vient de publier Les ombres familières chez Héliotrope, une enquête mise en une forme littéraire, pour laquelle il a recueilli pendant environ cinq ans plus de 300 témoignages de gens qui lui ont raconté leurs histoires de fantômes. L’amoureux et moi avons dévoré ce livre en quelques heures, incapables d’arrêter, après l’avoir ouvert au hasard, dans ma pile des nouveautés de la rentrée. Plus que des frissons, ce sont des émotions que cette lecture procure, car Vincent Brault conserve la langue et le phrasé de ses interviewés, pour respecter leur parole et créer une atmosphère de confidences autour d’un feu de camp. Bref, nous serions prêts à lire plusieurs tomes si Vincent Brault le voulait.

« Je préfère laisser le lecteur sur l’envie d’en lire davantage que sur l’impression que j’aurais dû couper plus », me dit Vincent Brault avec un petit rire. L’auteur des romans Le cadavre de Kowalski, La chair de Clémentine et Le fantôme de Suzuko a commencé à s’intéresser aux fantômes lors d’une résidence d’écriture au Japon. Un moyen pour lui de mieux connaître la culture japonaise, avant de comprendre que les fantômes sont des créations très culturelles.

Une des différences notables entre le Japon et l’Occident est la question des revenants, dit-il. « Au Japon, il n’y en a pas, car ils font la crémation des cadavres. C’est impossible que les morts reviennent parce que le corps part en fumée, au contraire de notre culture judéo-chrétienne où Jésus est en quelque sorte un revenant. Par contre, après l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, il y a eu une épidémie de revenants. Ces gens qui sont morts dans le tsunami sont des cadavres sans sépultures, les corps existent quelque part. Le phénomène a été tellement vaste qu’on a organisé un colloque sur le problème des fantômes après Fukushima ! »

Ce qu’il faut retenir est que les histoires de fantômes, « c’est souvent 95 % de contexte et 5 % de fantômes », dit-il.

En écoutant ses interlocuteurs, l’écrivain n’était pas intéressé de savoir si oui ou non les spectres existent pour vrai, mais par la véracité d’un moment de partage. Il cite en exergue Les revenants de Laura Kasischke : « Je vais écouter ce que vous avez à dire. Et je vais vous croire, considérant que vous dites la vérité telle que vous l’avez vécue ».

Vincent Brault croit que les gens n’ont pas souvent l’occasion de parler de ces expériences. Certaines personnes lui racontaient leur histoire pour la première fois, comme pour briser un tabou. « Et souvent, elles racontaient ça avec un grand enthousiasme, une excitation, même si elles parlaient de la mort d’un être cher. Je pense que les histoires de fantômes permettent de dire des choses dont on ne parle pas : la mort, le deuil. Comme si l’histoire apparaît pour communiquer ces idées-là. C’est ce qui m’a beaucoup intéressé : les fantômes n’arrivent pas pour rien, ils ont une fonction dans le monde, plusieurs fonctions. Dans ce livre, j’ai essayé de donner non pas des clés, mais d’ouvrir un peu des portes. »

Et cela, sans verser dans l’ésotérisme ni la psychologie à cinq sous. Les ombres familières est divisé en plusieurs chapitres qui sont des thèmes récurrents des histoires : les revenants, la voyance, les rêves, la hantise, les possédés, les signes, les maisons… Il est troublant et émouvant de constater que, lors d’un deuil ou dans les moments difficiles, un élément extérieur à soi vient en quelque sorte nous parler. Au fond, ça ne sert pas à grand-chose de dire que tout ça n’est que le produit de notre imagination. Il faut peut-être plus se demander comment notre imagination donne du sens à nos peurs ou à nos douleurs.

On a tendance à psychologiser ces phénomènes, on ne leur accorde pas de réelle existence. Si on est en détresse et qu’on sent que quelqu’un touche notre épaule, ou qu’un ami suicidé apparaît pour nous consoler, peut-être que la consolation est plus grande si la personne est vraiment venue nous voir. De dire ‟j’ai halluciné mon ami”, ce n’est pas consolateur. Il faut un fantôme avec une agentivité.

Vincent Brault

En discutant avec autant de gens, parfois par Zoom dans les heures les plus sombres de la pandémie, Vincent Brault s’est senti privilégié qu’on lui fasse confiance. « J’ai été étonné à quel point j’ai reçu des histoires intimes, des choses intenses parfois. Je pense que les gens étaient attirés par l’idée que ce soit un livre. Le grand intérêt dans cette enquête-là a été de créer du lien, d’aller vers l’autre. » Un travail qu’il compte poursuivre – il songe même à une balado, ce qui serait une très bonne idée. En quelque sorte, l’écrivain suit les traces de projets littéraires semblables, si on pense aux livres de Sveltana Alexievitch sur la guerre ou la catastrophe de Tchernobyl (La guerre n’a pas un visage de femme, La supplication) ou d’Haruki Murakami sur l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995 (Underground).

Les histoires de fantômes en attirent d’autres, dit-il. La preuve est que j’ai raconté la mienne à Vincent Brault, peut-être parce que j’avais besoin d’en parler. Il a l’habitude depuis ce projet, et il est resté en contact avec toutes les personnes qui lui ont confié leurs récits. Au fond, ces expériences douteuses, parfois même pour ceux qui les ont intimement vécues, que chacun garde pour soi dans son coin, Vincent Brault en a fait quelque chose de collectif.

Les ombres familières

Les ombres familières

Héliotrope

261 pages