Depuis que je suis enfant, on débat à propos de la lecture obligatoire des classiques à l’école. Toujours les mêmes questions (lesquels et combien ?), toujours la même consternation (les jeunes ne lisent plus).

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’était vraiment pas mieux dans mon jeune temps. J’ai appris que les élèves aujourd’hui doivent lire au moins cinq œuvres par année (pas forcément des classiques), alors que dans mon parcours au public, on a dû m’imposer moins de dix livres dans toute ma scolarité au secondaire. Aucun de mémorable, d’ailleurs. J’étais pourtant l’élève dont tout prof de français rêvait : j’adorais lire, assez pour recevoir des punitions parce que je n’écoutais pas en classe, le nez dans un bouquin. Mais je n’ai rien découvert d’autre que des détestations littéraires dans mes lectures obligatoires avant le cégep. Les rares classiques québécois qu’on m’a imposés m’ont détournée de la littérature québécoise pendant une bonne décennie où je ne jurais que par la littérature française. Et je répète que j’étais une passionnée de la lecture – imaginez ceux qui haïssaient ça !

En revanche, je me souviens très bien de la bibliothèque de l’école. Toute petite, elle ne payait pas de mine, mais c’est là que j’ai découvert plein de titres, sans aucune ligne directrice. Genre Macbeth de Shakespeare, parce que j’avais entendu dire qu’il y avait des fantômes là-dedans. J’étais dans ma période de livres d’horreur, je venais de découvrir Edgar Allan Poe. Dans l’introduction, on parlait de son fameux traducteur, Baudelaire. J’ai acheté un exemplaire d’occasion des Fleurs du mal en pensant que c’était de l’épouvante et j’ai été un peu déçue – quoique lire le poème Une charogne m’a secouée, comme premier contact avec la poésie.

J’ai longtemps pensé qu’il fallait imposer la lecture des classiques à l’école, surtout après mes études en littérature à l’université où je ne faisais que ça. J’ai changé d’idée depuis longtemps.

À peu près personne n’a commencé sa vie de lecteur avec des classiques. Faut-il vraiment s’inquiéter de l’importance de lire Trente arpents de Ringuet quand nous sommes en pleine pénurie d’enseignants, que les écoles tombent en ruine et qu’on peine à arracher des mains des ados leurs téléphones cellulaires ? C’est l’accès aux livres et l’acte de lire, dans la joie, qu’il faut préserver, et le reste va suivre. Il est là le champ de bataille de nos jours, plus que jamais, alors que les applications de nos téléphones font tout pour garder notre attention le plus longtemps possible. Vous croyez que c’est en imposant des livres arides pour des débutants qu’on va leur faire aimer la lecture avec une telle concurrence ? J’en connais qui, oui, ont été obligés de lire quelques classiques à l’école, mais c’est précisément ce qui les a empêchés d’ouvrir un livre ensuite pour le reste de leurs jours, convaincus qu’il n’y avait rien de plus plate au monde comme activité. Si les lectures obligatoires à l’école mènent à ce sentiment, c’est que l’école a échoué. En plus d’en priver beaucoup de la plus redoutable arme de défense contre l’agitation et la connerie du monde.

Un de mes écrivains préférés, Jorge Luis Borges, qui était bien plus fier d’être un lecteur qu’un auteur, a déjà dit ceci : « Je crois que l’expression “lecture obligatoire” est un contresens : la lecture ne doit pas être obligatoire. Parle-t-on de plaisir obligatoire ? Ou de bonheur obligatoire ? J’ai été professeur de littérature anglaise pendant 20 ans et j’ai toujours conseillé à mes étudiants : si un livre vous ennuie, laissez-le, ne le lisez pas. Ce livre n’a pas été écrit pour vous. La lecture doit être une des formes du bonheur. Ainsi je conseillerais aux lecteurs éventuels de mon testament – que je ne pense pas écrire –, je leur conseillerais de lire beaucoup, de ne pas se laisser impressionner par la réputation des auteurs, et de continuer à chercher un bonheur personnel, une jouissance personnelle. C’est la seule façon de lire. »

Borges a parfaitement raison. La lecture est un bonheur, pas une punition. On entend parfois des adultes parler des lectures obligatoires comme d’autres voudraient ramener la strappe à l’école, et dans ce temps-là, j’aimerais savoir combien ceux-là lisent de classiques par année. On prend le problème à l’envers, à mon avis, et depuis longtemps. Il suffit de tomber amoureux d’un livre, un seul, pour que cela nous mène à en ouvrir d’autres et il n’y a pas meilleurs prescripteurs que les écrivains eux-mêmes, qui sont tous les héritiers des classiques. Mes écrivains préférés m’ont toujours pistée vers leurs lectures favorites, ce n’est qu’ainsi qu’on développe une culture littéraire. Par exemple, c’est Cioran et Borges qui m’ont parlé en premier d’Emily Dickinson, mais c’est Dominique Fortier, avec son roman Les villes de papier, qui a fait de moi une lectrice de Dickinson. Mes découvertes ne sont que ça, des rencontres avec des écrivains qui dialoguent entre eux. On finit toujours par trouver son fil d’Ariane dans le labyrinthe des écrits.

Je crois sincèrement que de bons auteurs contemporains sont de meilleures portes d’entrée vers les classiques que l’imposition de classiques qui fermeront les portes de la lecture à beaucoup.

On ne développe pas un esprit libre et critique en ânonnant tous en chœur les mêmes vertus du même livre obligatoire, surtout si on ne l’a pas aimé. De plus, c’est tellement un sale coup à faire à un écrivain que de l’infliger à toute une génération qui va le détester pour cette raison. J’ai failli rater Gabrielle Roy dans ma vie à cause de La petite poule d’eau qu’on m’a forcée à lire à 13 ans, qui m’avait tellement ennuyée, parce que je n’étais tout simplement pas rendue là.

Laissez les jeunes lire des choses qui vont les faire vibrer, traînez-les dans les bibliothèques et lâchez-les lousse avec une carte d’abonnement, évitez à tout prix qu’ils ne ratent ce rendez-vous crucial avec l’expérience merveilleuse de la lecture, expérience qui les accompagnera toute leur vie et l’enrichira si le coup de foudre se produit. Ce ne sont pas les classiques qu’il faut sauver : ce sont les lecteurs, sans qui les classiques ne peuvent survivre. Notre monde en a terriblement besoin.