Il y a des attachées de presse qui ont du flair. Le jour même où Omar Khadr plaidait coupable face à ses juges, j'ai reçu Guantánamo de Frank Smith.

Étrange petit livre, publié le printemps dernier au Seuil. Frank Smith est coordonnateur à l'Atelier de création radiophonique de France Culture. En 2006, lorsque le Pentagone a été obligé de rendre publiques les transcriptions des interrogatoires de prisonniers à Guantánamo, en vertu du droit à la liberté d'information, Smith s'est emparé de ces documents. Il a transformé ces 317 procès-verbaux en un livre de fiction, dans lequel les voix anonymes des interrogateurs et des interrogés sont mêlées. Mais tout est inspiré de ce matériel brut.

Répétitions lancinantes des mêmes questions qui perdraient n'importe qui. Toujours les mêmes réponses, en fait: je ne sais pas pourquoi je suis ici, je suis innocent, il y a erreur, s'il vous plaît, laissez-moi rentrer chez moi. Un dialogue de sourds. Un choc des cultures aussi.

Plusieurs immigrants sans passeports lorsqu'ils ont été capturés. Souvent des hommes pauvres. Jardinier. Charpentier. Vendeur de moutons. Coincés dans un pays en guerre, dans la complexité géopolitique de ce coin chaud du monde. Raflés dans un désir aveugle de vengeance. «Les légumes, c'est tout ce que je connais», dit l'un. «Je ne sais pas ce que c'est un appareil-photo», répond un autre, accusé d'avoir pris des clichés pour le compte des terroristes. «Les Américains m'ont battu si violemment que j'ai peur de ne plus fonctionner sexuellement. Au point que je ne sais pas si je serai encore capable de faire l'amour à ma femme.»

«Je suis une petite personne», clame un interrogé, sans que cette humilité ne touche quelqu'un. On doit se sentir encore plus petit dans ce monstrueux engrenage kafkaïen qui broie les existences. L'anonymat utilisé par Smith ramène ces voix à leur plus simple expression: ce sont des hommes qui parlent. Simplement des êtres humains, tombés dans un gouffre absurde et cauchemardesque. À cette lecture, on est plongé dans un purgatoire, sans savoir au juste ce qu'on tente d'expier. Aucun sensationnalisme dans le livre de Frank Smith, pas de jugements, que des dialogues et des descriptions de dialogues qui ne débouchent sur aucune révélation fracassante, mais aussi aucun espoir de liberté.

Du vide de Ground Zero est né ce trou abject qu'est Guantánamo. C'est l'existence même de cette prison, où tout se déroule à l'abri des regards et des lois internationales, qui est le véritable scandale de notre époque, le cadavre dans notre placard qui ne cesse de pourrir l'atmosphère. Dès le début, cela a suscité l'ahurissement de quiconque croit à la démocratie et aux droits de la personne. Le scandale, c'est de voir que Guantánamo existe toujours neuf ans plus tard, qu'elle enfante en plus de monstrueuses parodies de justice. Car rien de bon ne peut sortir de Guantánamo, puisque sa création même fausse tout le reste. Le cauchemar, c'est de voir aujourd'hui surgir le visage d'un homme costaud de 24 ans dans les dessins de son procès, et d'avoir toujours en tête cette photo du garçon de 15 ans qu'il était lorsqu'on l'a incarcéré. Il est sûrement plus facile de condamner un homme qu'un adolescent, il fallait juste attendre huit ans, il a de la barbe et non plus quelques poils au menton, il a enfin la tête de l'emploi. Le temps passe, il y a toujours des interrogateurs et des interrogés, mais une seule question reste en suspens: pourquoi Guantánamo? Un jour, il faudra peut-être y répondre, et les interrogés seront devenus les interrogateurs.