Il y a les sportifs de salon, les gérants d’estrade et… les écrivains en robe de chambre.

Comme Diderot, par exemple, inconsolable lorsqu’une admiratrice a jeté un jour sa vieille nippe pour lui en offrir une nouvelle. « Elle était faite à moi ; j’étais fait à elle, se lamente-t-il dans le texte Regrets sur ma vieille robe de chambre. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. L’autre, raide, empesée, me mannequine. » À cette 10semaine de confinement, vous sentez-vous « pittoresques et beaux » dans vos vêtements confortables qui permettent peut-être de plonger plus profondément en soi, libérés du regard des autres ? Or voilà, l’heure est de plus en plus à la réouverture, alors que certains commençaient à s’accommoder de la situation, à peut-être même y trouver quelque chose d’insoupçonné.

Je ne suis pas pressée, et je ne sermonnerai jamais ceux qui brûlent de se regrouper, mais je vais rester encore un peu chez moi, à lire. Montaigne, par exemple. Le chapitre « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », parce que je ne crois pas assez que « ça va bien aller ».

Je n’avais pas 20 ans lorsque j’ai eu mon premier choc esthétique au musée. C’était en 1991, lors de la gigantesque exposition Les années 1920 : l’âge des métropoles au Musée des beaux-arts. Plus précisément les toiles sur la guerre du peintre allemand Otto Dix, qui a connu la boucherie des tranchées de 1914-1918. Ce qu’il y a de beau et de pittoresque lorsque cela nous arrive pour la première fois, c’est qu’on est totalement sincère. On n’est pas en train d’évaluer s’il faut ou non s’attarder sur tel ou tel artiste selon son importance. Ça nous happe brutalement. Et ça ne peut pas arriver autrement qu’en voyant l’œuvre en personne – et presque comme une personne. Otto Dix, c’était des couleurs vives en même temps qu’une désolation atroce et quand j’ai découvert son triptyque La guerre, l’image n’est plus jamais sortie de ma tête. Comme la tapisserie Le massacre des innocents, de Raphaël, vue au musée du Vatican un jour, qui m’a causé un petit syndrome de Stendhal, alors que je n’avais même pas envie d’aller au musée ce jour-là.

PHOTO IGOR MISKE, TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

Un visiteur observe le triptyque La guerre, d’Otto Dix, dans un musée de Dresde, en Allemagne.

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La dernière fois que j’ai été interrompue en moi-même devant une toile, c’était à l’Art Institute de Chicago. J’ai visité ce musée deux fois en 48 heures pour m’imprégner des lieux qui avaient inspiré Emil Ferris, la géniale créatrice de la bédé Moi ce que j’aime, c’est les monstres. L’une des plus belles rencontres de ma vie. Son formidable roman graphique est rempli de reproductions dessinées d’œuvres présentées à l’Art Institute. Avant la publication du premier tome, elle a dû retirer des planches in extremis parce que les ayant droits, ou je ne sais plus trop qui, n’avaient pas envie d’être diminués dans sa bédé, qui est pourtant un vibrant hommage.

PHOTO JOËL SAGET, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Rue de Paris, temps de pluie, de Gustave Caillebotte, exposé au musée d’Orsay, à Paris, en 2012

Mais seule au musée, au détour d’une salle, je suis tombée sur Rue de Paris, temps de pluie, du peintre Gustave Caillebotte, que j’ai souvent vue en affiche ou sur le web. J’étais sidérée. Aucune photo ne peut rendre la lumière et les reflets de cette toile.

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Après l’ouverture de commerces, on laisse entendre que les musées rouvriront bientôt eux aussi. Avec un roulement réduit de visiteurs qui porteront des masques, et des flèches par terre, ça devrait être facile. D’autant plus qu’on ne peut toucher les œuvres, au contraire des produits en magasin ou des légumes que les gens taponnent dans les supermarchés.

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L’amoureux et moi avons un nouveau running gag à l’heure du souper. On se demande : « Pis, quoi de neuf ? »

« Heille, ça n’a pas arrêté, je te jure.

– Y s’en passe-tu des affaires, pareil.

– Sérieux, j’ai l’impression d’écrire dans le vide.

– Non, tu écris dans la COVID ! Ha ! Ha ! Comme dirait Ducharme… »

Mon Dieu qu’on fait dur.

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Je n’ai jamais regardé un match de basketball au complet, mais j’ai englouti les 10 épisodes de la série documentaire La dernière danse, sur Netflix, qui raconte l’extraordinaire dynastie des Chicago Bulls dans les années 90. 

Comment expliquer ça ? C’est que je suis fascinée par les documentaires sportifs depuis que j’ai vu When We Were Kings, de Leon Gast, en 1996, sur le combat de Muhammad Ali et George Foreman à Kinshasa, au Zaïre, en 1974. Le film de Gast m’avait valu ma plus longue conversation avec mon défunt père adoré. On l’avait regardé ensemble et cet homme de peu de mots m’avait alors confié qu’il était allé voir le match diffusé sur grand écran dans un aréna de Montréal. Le robinet de la parole s’est ouvert pendant une heure, je n’en croyais pas mes oreilles. Son admiration pour Ali était contagieuse.

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C’est ce genre d’anecdotes qui font que moi, ce que j’aime du sport, ce sont les histoires. Comme celle des Chicago Bulls et du destin épique de Michael Jordan. D’ailleurs, je m’excuse auprès de mes collègues des Sports, qui partagent avec ceux des Arts la même détresse face à l’interdiction des rassemblements, mais je lis plus leur section depuis la rubrique « La vie sans sports », qui raconte parfois plein de trucs du passé.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

P.K. Subban célèbre après avoir marqué un but contre les Bruins de Boston, dans les séries 2013-2014.

Le seul sport que je regarde un peu est le hockey, parce que dans ma famille, on m’a tatoué le CH sur le cœur, je n’ai pas eu le choix. Sauf que je les boude ferme depuis qu’ils ont échangé P.K. Subban, celui qui avait le plus de potentiel pour créer des histoires avec les fans. Il est la seule raison pour laquelle j’ai déjà acheté deux billets beaucoup trop chers pendant les séries, mais un hasard prodigieux a fait que c’était pour le fameux match où il a compté son but en sortant du banc des punitions. Mon frère et moi étions en train de chialer contre Subban pour cette pénalité stupide quand il nous a interrompus dans nos jérémiades transformées en hurlements lorsqu’il est monté au filet. En plus, c’était contre les maudits Bruins de Boston. On se parle encore de cette soirée aujourd’hui.

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Une rage de voir de vieux films, et ce n’est pas sur Netflix qu’on trouve ça. Il faut se tourner vers Éléphant, par exemple, un projet admirable de conservation du cinéma québécois, et où il est possible de voir des films comme J.A. Martin photographe, de Jean Beaudin, ou Poussière sur la ville, d’Arthur Lamothe, dans lesquels nous pouvons admirer les talents de Monique Mercure et de Michelle Rossignol, qui nous ont quittés au cours des derniers jours.

En manque de très vieux classiques, et lasse du « binge-watching », j’ai finalement décidé de m’abonner à Criterion. Et c’est là que l’on découvre la principale beauté du numérique, quand on constate qu’on a souvent vu de grands films dans des conditions misérables. Compressés et édités n’importe comment, sur des télés minuscules ou mal enregistrés sur des vidéocassettes.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE 

Extrait du film muet Metropolis, de Fritz Lang 

J’avais envie de revoir Metropolis, de Fritz Lang, chef-d’œuvre de 1927. Ma seule expérience avec ce film avait été au défunt cinéma Ouimetoscope et la copie était très abîmée. Avec les bons soins d’archivistes et de spécialistes maniaques qui proposent cette ultime version restaurée, et mon très grand écran plat qui offre une qualité d’image impeccable, j’ai été saisie dès le début par la vision sombre de Lang de la modernité cosmopolite bâtie sur le dos d’ouvriers exploités par la machine impitoyable et l’appétit sans fond de l’industrie. Pendant que les riches vivent dans une sorte de jardin d’Éden urbain, loin des bas-fonds de la ville, comme on veut faire des barbecues alors que l’incendie est à peine maîtrisé dans le réseau de la santé.

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Je repense à l’exposition Les années 1920 : l’âge des métropoles, où il y avait justement des extraits de Metropolis. J’entends de plus en plus de personnes dirent qu’elles veulent foutre le camp de Montréal. La pollution, les travaux incessants, le bruit, les bouchons de circulation, le montant scandaleux des loyers auquel aucune instance gouvernementale n’ose s’attaquer et maintenant la perspective que des vagues successives de virus plombent tout ce qui reste du charme d’une grande ville me font me demander si les années 2020 marqueront finalement le début du déclin des métropoles.