Il faudrait 32 millions d’écoutes sur Spotify pour qu’un artiste québécois récolte l’équivalent de la vente de 40 000 albums. Les plateformes numériques sont « des voitures qu’on met sur la route pour lesquelles on regarde le nombre de morts avant d’intervenir ». Et les petites nations, comme le Québec ou la Belgique, sont « des nains de jardin » devant le rouleau compresseur des Netflix, Facebook et autres Google.

Au milieu de ces constats plutôt sombres faits la semaine dernière lors du symposium Souveraineté culturelle et géants numériques, organisé par Alain Saulnier et le Centre de recherche en droit public et présenté à l’Université de Montréal, quelques rayons de soleil : le Canada est particulièrement expérimenté en matière de réglementation des contenus culturels, et des médias ainsi que des artistes trouvent des solutions inédites. Retour en trois temps sur ce colloque qui a réuni pendant deux jours ministres, journalistes, administrateurs et fonctionnaires de la francophonie autour d’un enjeu vital : comment contrer cette domination des géants numériques et leur impact sur les médias et la culture ?

Maréchal-ferrant contre Ford

Grand patron de la Radio-télévision belge de la communauté française (RTBF), l’équivalent de la Société Radio-Canada, Jean-Paul Philippot s’est dit, de façon provocante et d’entrée de jeu, « lassé de cette discussion ». Ce qui n’a pas empêché ses interventions d’être percutantes et souvent savoureuses.

« Dans les années 2010, j’ai fait de nombreuses représentations sur ce sujet. J’ai toujours eu le sentiment d’être dans la peau du maréchal-ferrant qu’Henri Ford est en train de toiser. Je suis lassé parce que pour la première fois depuis l’Égypte ancienne, on confie aux GAFAM [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft] le soin de définir la mesure de leurs activités et d’en fixer la valeur […] Je n’imagine pas entrer chez le boucher et payer un morceau de viande sur une balance qui n’a pas été contrôlée. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Jean-Paul Philippot, administrateur général de la Radio-télévision belge de la communauté française

Il a relevé en rafale les preuves de la domination culturelle des plateformes numériques : 60 % des jeunes s’y informent exclusivement. « Un enfant aujourd’hui passera deux fois plus de temps sur les réseaux sociaux qu’avec ses parents. Et Facebook, Instagram et YouTube rejoignent entre 70 et 80 % des jeunes toutes les semaines. » Ces jeunes représenteront 15 % des électeurs aux prochaines élections européennes. « Tous vont s’informer à 100 % sur des réseaux sociaux. »

Le combat, a-t-il noté, est loin de se faire à forces égales : « Netflix a dépensé en 2021 1,7 milliard d’euros [2,5 milliards CAN] en développement de produits numériques. La BBC et France Télévisions ? La somme de 200 millions. Et la RTBF a dépensé 15 millions. Nous sommes des nains de jardin. La BBC a admis qu’elle n’avait pas les moyens de développer des algorithmes aussi pertinents que ceux de Netflix. »

Il a pourtant tenu à conclure sur une note plus positive, assurant qu’« il n’y a pas de fatalité dans cette situation ». « La solution sera collaborative, intersectorielle. Il est temps de ranger un certain nombre de nationalismes et d’ego. Nous restons extrêmement puissants et impactants en travaillant ensemble. »

La liste comme arme

Connu du public comme un des membres du duo Alfa Rococo, David Bussières a dénoncé les « immenses pertes de revenus » qu’ont subies les artistes avec l’avènement de plateformes de diffusion en continu comme Spotify et Apple Music. Tableau à l’appui, celui qui se décrit comme un « artiste entrepreneur » a rappelé que ses collègues empochent avec Spotify un quart de cent (ou 0,0025 $) par écoute. Pour l’artiste qui empochait par exemple 80 000 $ en vendant 40 000 albums, « l’équivalent serait atteint avec 32 millions de streamings. Certains y arrivent, mais pour la grande majorité des artistes, c’est inatteignable, on a un trop petit marché ».

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La moitié masculine d’Alfa Rococo, David Bussières, a présenté un projet qui donnerait plus de visibilité aux artistes québécois : une liste de lecture entièrement conçue par des connaisseurs rémunérés, « MusiqueQc ».

Mais le coût de production d’albums n’a-t-il pas chuté radicalement avec l’accessibilité des outils numériques ? Non, analyse-t-il. « C’est un mythe que je veux déboulonner. Il y a eu une démocratisation de la technologie, effectivement, mais c’est l’artiste qui finit par faire plus de travail. Ça coûte moins cher, oui, mais c’est comme rénover ma cuisine : 35 000 $ avec un entrepreneur et je ne lèverai pas le petit doigt, ou 7000 à 10 000 $, mais je vais y passer trois mois de ma vie. »

L’artiste est aujourd’hui constamment entre la création et la promotion, qu’il doit assumer le plus souvent lui-même sur les réseaux sociaux. « Le sac à dos que l’artiste doit porter s’est alourdi avec le temps. »

Pour la première fois en public, a-t-il précisé en aparté après son intervention, il a présenté un projet qui donnerait plus de visibilité aux artistes québécois : une liste de lecture entièrement conçue par des connaisseurs rémunérés. Cette liste « MusiqueQc » ferait le tri parmi les quelque 600 albums québécois lancés chaque année.

Les gens s’y perdent, nos œuvres sont noyées dans un océan […] On pourrait renverser cette tendance qui fait que les auditeurs québécois écoutent de la musique québécoise à 8 %, et francophone à 5 %. En France, c’est 77 % de musique made in France.

David Bussières, membre du duo Alfa Rococo

La conception de cette liste MusiqueQc demanderait un investissement d’au plus 1 million, estime-t-il. « On se donne une chance de garder notre musique en vie, d’avoir un pôle centralisé. Dans quatre ou cinq ans, on pourrait se fixer un objectif de passer de 5 à 10 %, et à 20 % d’ici dix ans. »

Diversité payante

Attablé aux côtés de David Bussières pendant la présentation, Richard Jean-Baptiste, vice-président de l’entreprise de production Attraction, s’est montré enthousiaste pour ce projet. « Le modèle d’affaires pour la découvrabilité est sinon brisé, au moins complètement à revoir. [MusiqueQc] est un bon exemple de modèle innovant. Je suis convaincu que beaucoup d’annonceurs auraient le goût d’annoncer sur une plateforme comme celle-là. »

Son intervention s’est démarquée du consensus établi par la plupart des conférenciers. Plutôt que de résister au rouleau compresseur des plateformes numériques, Attraction a plutôt été la première entreprise canadienne à signer en novembre 2023 une entente de « premier regard » avec Netflix. Attraction s’engage ainsi à présenter ses projets de films en priorité à Netflix. M. Jean-Baptiste s’est défendu en souriant d’être « le méchant dans la salle ». Ce type d’entente est une façon efficace d’investir les grandes plateformes avec un contenu québécois.

« L’avenir de la souveraineté culturelle passe par une autonomie financière […] La découvrabilité, c’est le nerf de la guerre. Si on n’a pas de consommateurs pour notre culture, c’est terminé. Mais quand nos jeunes découvrent ce qu’on fait de bien, ils aiment ça. »

Netflix et Prime Video ont faim de contenus locaux, précise-t-il. « Quand ça ne fonctionne pas au local, ça n’a pas de chance de fonctionner à l’international. » Il a cité en exemple un « ambitieux » projet de documentaire sur les Expos d’Attraction refusé par tous les diffuseurs québécois sollicités. « Avec Netflix, on a eu la réponse positive en 72 heures. Ils en connaissent beaucoup plus sur notre marché local. »