Enablis n'est pas rentable.

Enablis n'est pas rentable.

Il n'a rien à voir avec les télécommunications.

Sa croissance se fait au centre de l'Afrique.

Mais pourquoi donc Charles Sirois, fondateur de Telesystem et Microcell, a-t-il créé Enablis?

Parce qu'avec ce fonds voué à l'éclosion des entrepreneurs dans les pays en développement, il pouvait accomplir quelque chose de différent.

«Quand j'ai approché de la cinquantaine, je me suis dit que je voulais faire autre chose dans ma vie que seulement construire des entreprises à but lucratif», explique-t-il.

L'idée qui a mené à la création d'Enablis avait été évoquée en 2002 dans le cadre d'un G8 auquel il assistait. «Je me suis senti interpellé et je me suis dit, je peux y contribuer, je peux aider à développer des entrepreneurs à travers le monde et c'est pourquoi je me suis impliqué.»

Cette décision était tout sauf gratuite.

Elle était d'abord coûteuse. Charles Sirois y a mis 10 millions de dollars - on ne peut pas dire investi -, une part équivalente à la contribution du Fonds canadien pour l'Afrique qu'il a obtenue.

Et elle était profondément motivée. Son aventure africaine fait écho à l'une des convictions profondes de l'homme d'affaires originaire de Chicoutimi: on naît entrepreneur. C'est un talent inné, qu'il faut repérer et cultiver.

«Ma théorie, dit-il, c'est que si les États veulent créer de la croissance économique et de la richesse, ils doivent s'assurer d'identifier les gens qui ont ce trait de caractère, s'assurer de les développer de la bonne façon - ça se développe exactement comme un artiste -, et troisièmement s'assurer que l'accès aux ressources pour la réalisation de leur plan est disponible. C'est tout.»

Et comment développe-t-on un artiste?

Il décline la recette.

«Il faut d'abord qu'un Pablo Picasso soit né. Mais il est à l'état brut. Tu vas lui donner des connaissances. Tu vas lui apprendre à dessiner. Ensuite, tu vas lui faire partager l'expérience avec d'autres artistes. C'est par l'échange entre pairs qu'un artiste se développe. Pour un entrepreneur, c'est la même chose.»

Comme à Paris en 1900, New York en 1940 ou Silicon Valley en 1975, la concentration de talents favorise l'ébullition.

«La bonne nouvelle, c'est que parce que c'est un trait de caractère, ça suit la distribution naturelle. En pourcentage de la population, on en trouve autant dans n'importe quel endroit du monde. C'est ce qu'on démontre en Afrique à l'heure actuelle.»

Un succès humain

En fait, Charles Sirois avait d'abord prévu lancer le mouvement en l'Amérique du Sud, plus près du Canada. Mais le premier ministre Jean Chrétien, dont il avait demandé l'appui, a lié la part fédérale de 10 millions au déploiement sur le continent africain. «Je lui ai dit: l'Afrique est un excellent endroit pour commencer!», rigole l'entrepreneur.

Son bureau, dans l'étrave de verre qui s'avance à l'angle Est du prestigieux 1250 René-Lévesque, est depuis lors parsemé de toiles et d'objets d'inspiration africaine. Une photo de Nelson Mandela y est bien en vue.

L'Afrique du Sud a d'ailleurs été le premier pays à accueillir un bureau Enablis, en 2004. Le Kenya a suivi trois ans plus tard, puis la Tanzanie, le Ghana, le Rwanda. Le premier bureau à l'extérieur de l'Afrique a été ouvert en Argentine, en 2011.

Organisme à but non lucratif, Enablis ne vise pas le profit. En fait, plus il attire de membres, moins il a d'argent à consacrer à chacun. «L'entrée de fonds n'est pas liée au succès», résume Charles Sirois.

Pour l'homme d'affaires, le bénéfice n'est pas financier. «La gratification, c'est de voir qu'une idée qui était sur papier, c'est aujourd'hui 2500 entrepreneurs qui sont en développement en Afrique. Chacun de ces entrepreneurs crée 8 emplois, et chaque emploi sort dix personnes de la pauvreté. Faites la multiplication et vous allez voir que c'est très gratifiant.»

Enablis espère décupler son réseau d'ici 2020, pour atteindre 25 000 membres. Il faudra appuyer sur l'accélérateur.

«Je suis en train de changer le modèle pour lui permettre d'accélérer son développement, déclare Charles Sirois. On va voir dans les années à venir si les modifications que je suis en train de faire vont fonctionner.»

La méthode

C'EST LE CONDUCTEUR QUI EST IMPORTANT

Les quelque 2500 membres d'Enablis sont actifs dans tous les domaines. Pisciculture. Design de mode. Conception de jeux en ligne.

Mais peu importe.

«Pour nous le secteur d'activité n'est pas important parce qu'on développe la personne et non l'entreprise, soutient Charles Sirois. C'est ça la caractéristique principale d'Enablis. J'ai toujours dit que la chose importante, c'est le conducteur de la voiture, et non la voiture. Si tu as le mauvais conducteur dans une Ferrari, il va la mettre dans le fossé.»

Pour former ses conducteurs, Enablis a établi un cours de conduite en trois étapes.

Étape 1

Il faut d'abord repérer les entrepreneurs potentiels, en herbe ou déjà actifs. Quelle que soit leur expérience, ils doivent satisfaire aux critères du programme et partager ses valeurs: respect, intégrité, professionnalisme et durabilité.

«Enablis signe un contrat moral avec eux, parce qu'Enablis ne fonctionne que si tu es prêt à partager ton expérience avec l'autre membre, indique Charles Sirois. Sinon, ça ne fonctionne pas. Ce serait comme un artiste qui dirait: je vais te parler mais je ne te montrerai pas mes tableaux.»

Étape 2

Lors d'une deuxième étape, le membre reçoit une feuille de route personnalisée, qui précise les activités et les formations qui lui conviennent.

Étape 3

Au troisième niveau, il accède à des ressources spécialisées: consultation professionnelle, mentorat, ressources financières.

«C'est comme ça qu'on développe des pilotes de voiture. Ils commencent avec des petites voitures, et ils plus ils grossissent, plus ils peuvent acquérir des voitures plus rapides, plus grandes.»

Et plus de passagers ils peuvent amener avec eux.

Enablis en quelques chiffres

6 pays: Afrique du Sud, Tanzanie, Kenya, Rwanda, Ghana, Argentine

20 200 heures de formation données en 2012

2414 membres

34% sont des femmes

8 emplois créés par chaque entrepreneur

Un exemple de succès

UN SOUFFLE D'AIR FRAIS AU KENYA

Un tournevis, un marteau, un coup de pouce. Et voilà un nouvel entrepreneur.

Charles Sirois aime bien raconter l'anecdote, une des plus évocatrices de l'effet Enablis, dit-il.

«Lorsqu'on a ouvert un nouveau bureau d'Enablis au Kenya, on avait besoin d'air climatisé et on a appelé une firme qui a envoyé cet individu pour l'installer.»

L'employé s'est si bien acquitté de sa tâche que la directrice régionale d'Enablis lui a demandé s'il avait songé à lancer sa propre entreprise d'installation. Sans trop y croire, l'homme a assisté à une rencontre d'Enablis, s'est engagé dans le programme, puis s'est décidé à faire le grand saut.

«Il avait 3$ dans son compte de banque, et il a dit à son épouse qu'il avait besoin d'un marteau, d'un tournevis et d'une échelle», poursuit Charles Sirois.

L'échelle, il l'a fabriquée lui-même avec des matériaux de rebut récupérés sur un chantier de construction. Les trois dollars ont été investis dans les infrastructures de l'entreprise - le tournevis et le marteau. Enablis a photocopié quelques feuillets publicitaires, que notre homme a distribués de porte-à-porte: voilà pour le marketing.

Dès la première semaine, il a obtenu deux commandes d'air climatisé. Il s'est servi des acomptes pour commander les appareils. «Ça faisait trois ans qu'il était en activité quand il m'a dit que ses deux enfants étaient à l'école privée, qu'il avait une voiture, et que pour la première fois de leur vie, il les amenait en vacances dans un parc. Trois ans plus tard!»

«Quand tu reviens, tu as le coeur heureux, parce que tu te dis que tu as aidé à changer la vie de cette famille-là. Il n'y a pas plus grande gratification.»