Quand les grandes entreprises entrent dans la danse, les règles de certification changent...   Jeudi, en fin d'après-midi. Trois commis, une cliente.   Le magasin 10 000 Villages est une paisible oasis à saveur tropicale sur la bruyante rue Saint-Denis, à Montréal.

Dans un décor aux tons de terre et de sous-bois, on y trouve jouets, poteries, huile d'olive palestinienne, vannerie et coussins, fabriqués par 90 groupes d'artisans répartis dans 35 pays. «Ce qu'on vend le plus, ce sont les bijoux, le textile et le café», explique Joni Ward. Elle est gérante du magasin depuis quatre ans. «Je voulais que mon quotidien et mon travail, soient alignés sur mes valeurs de justice sociale», confie-t-elle.

Rentable, le commerce équitable? Dans les quatre succursales montréalaises de la chaîne, le chiffre d'affaires a crû de 5% durant l'année financière se terminant en mars 2012.

Mais le bilan montre plus de conviction que de profit. La succursale de la rue Saint-Denis compte deux employés à temps plein - dont Joni Ward - et un autre à temps partiel... et plus de 30 bénévoles qui se relaient comme commis. La survie est à ce prix.

Malgré tout, Mme Ward croit aux lendemains ensoleillés. «Depuis quatre ans, la gamme de produits s'est élargie, les gens sont plus conscients des enjeux, la fréquentation a augmenté.» Tous ne lisent pas le ciel de cet oeil.

«Au Québec, le commerce équitable ne va pas très bien», constate Annick Girard, chargée de projet en éducation chez Équiterre.

Baisse des ventes

Au Canada, après une douzaine d'années de croissance ininterrompue, la vente d'aliments secs certifiés équitables chez Fairtrade Canada (café, sucre, etc.) a connu une première baisse, passant de 10 892 tonnes métriques en 2010 à 10 393 tonnes en 2011.

Il n'y a aucune donnée spécifique pour le Québec. Cependant, les impressions et certains indices sont défavorables.

«Sur le terrain, il y a des institutions de soutien et des acteurs commerciaux qui sont en train de fermer leurs portes», poursuit Annick Girard. Elle cite les récentes fermetures d'Equita, organe d'Oxfam Québec, de l'ONG Plan Nagua et d'une succursale de la chaîne 10 000 Villages à Québec, tous engagés dans le commerce équitable. «On organise une foire du commerce équitable cette année et on va atteindre 25 exposants, dit-elle. Il y a cinq ans, il y en avait 40.»

Comment expliquer la situation? Une hypothèse: à la sortie de la récession, les Québécois sont demeurés très sensibles au prix.

Par ailleurs, la promotion des achats locaux et du soutien aux agriculteurs québécois a peut-être détourné l'attention et les achats. «Les gens perçoivent ça comme une contradiction avec le commerce équitable, soutient Mme Girard. Pas du tout, c'est complémentaire.»

En restructuration

Pour l'éco-sociologue Laure Waridel, le commerce équitable, dont elle a été l'une des pionnières au Québec, est plutôt en restructuration.

«Certaines entreprises apparaissent et d'autres disparaissent, comme dans le marché conventionnel, soutient-elle. Les plus petits joueurs sont en train de s'unir pour faire progresser le commerce équitable dans la bonne direction.»

En effet, les ventes de café équitable - l'or noir torréfié demeure emblématique - augmentent d'année en année, en volume à tout le moins. «Mais la courbe de croissance commence à s'aplatir», observe Dario Iezzoni, directeur des ventes et du marketing à la Brûlerie Santropol et membre fondateur de la nouvelle Association québécoise du commerce équitable.

Une part de ce volume est maintenant accaparée par les Nestlé, Melitta, Mother Parkers, Van Houtte et autres géants, qui ont fait leur entrée sur le terrain équitable.

Les petits torréfacteurs québécois comme Santropol peuvent encore se tirer d'affaire. «On est chanceux, je touche du bois», dit Dario Iezzoni, en cherchant un bout de matériau porte-bonheur. Mais d'autres organisations sans but lucratif, qui ont également des objectifs d'éducation et de sensibilisation, peinent à garder la tête hors de l'eau. Certaines ont bu la tasse.

Il y a du positif: les multinationales ont plus de moyens et plus de présence, donc plus de potentiel de sensibilisation. Elles ont d'ailleurs contribué à accroître les ventes de plusieurs petits producteurs. «Cela représente un gain important pour eux et un avantage à court terme», convient Laure Waridel.

Mais les petits producteurs ne suffisent pas à la demande américaine, et les grandes entreprises veulent se tourner vers les plantations, quitte à assouplir les critères de certification. «Leur premier objectif est de maximiser les profits, ce qui n'est pas une mauvaise chose en soi, indique l'éco-militante, mais ça signifie généralement payer les gens et les ressources moins cher.»

Soumise à de fortes pressions, Fairtrade USA s'est séparée l'automne dernier de Fairtrade International pour élaborer ses propres critères de certification, élargis afin d'y admettre les grandes plantations.

L'impact est considérable. La nouvelle organisation américaine a reçu l'appui de deux des plus grands acheteurs sur le marché, Starbucks et Green Mountains (l'acquéreur de Van Houtte). «Plus de 50% du café équitable va passer à des normes moins contraignantes, déplore Dario Iezzoni. Les coopératives de petits producteurs qui exigeaient depuis plusieurs années d'être payées davantage feront face à la concurrence de grands propriétaires terriens, qui sont au coeur de ce système qui les exploite depuis des décennies.»

C'est le vieux conflit entre la quantité et la qualité. Vaut-il mieux toucher moins de producteurs en conservant l'approche en profondeur, ou élargir le champ d'action en ne labourant qu'en surface?

Comme souvent, la voie de l'injuste milieu est peut-être la plus viable, à défaut d'être la plus valable. «Ce sont deux perspectives très différentes, qui ne s'excluent pas mutuellement», soutient Corinne Gendron, titulaire de la chaire de responsabilité sociale et de développement durable à l'UQAM.

L'issue du conflit entre certifications rigide et assouplie pourrait consister en une gradation similaire à celle du secteur sylvicole.

Les producteurs forestiers obtiennent d'abord une certification généraliste - Sustainable Forestry Initiative (SFI) - puis, encouragés dans cette voie, demandent la certification écologique la plus contraignante, Forest Stewardship Council (FSC).

«La SFI est révisée tous les trois ou quatre ans et elle se rapproche à chaque fois de la FSC, dit Corinne Gendron. Il y a un ordonnancement, ce qui n'est pas nécessairement mauvais.»

Ce sera peut-être le chemin de l'équité.