Les escrocs du web raffinent leurs stratégies et réussissent encore à duper des victimes, prêtes à se ruiner pour leur envoyer de l'argent. Voyez comment ils s'y sont pris pour soutirer 50 000 $ à une Québécoise.

Le jour où Geneviève a avoué à son mari et à sa mère qu'elle avait envoyé à un fraudeur plus de 50 000 $, puisés dans la marge de crédit conjointe, elle a voulu mourir. « J'ai cassé un cadre d'une photo de mon mari et moi, et je me suis tailladé les poignets avec le verre brisé, raconte la quinquagénaire, la voix éteinte. J'ai pleuré pendant des jours. »

Avant d'être en proie au désespoir, en août dernier, Geneviève était pourtant sous le charme d'un ami français rencontré sur l'internet, qui se mourait d'un cancer. Un ami qui lui avait promis un héritage de 5 millions d'euros... Il n'y avait que quelques frais à payer pour que le magot lui soit transféré, avant qu'il ne rende l'âme...

Comme des milliers de victimes, la quinquagénaire a été bernée par des cyberescrocs de la Côte d'Ivoire, qui ont exploité sa naïveté. Dépressive, isolée en raison d'une maladie génétique, elle a échangé des dizaines de messages pendant quatre mois avec un homme prétendant s'appeler Jacques Denjean. Dès le premier courriel, elle a mis le doigt dans un engrenage infernal.

38 TRANSFERTS

Elle a envoyé 53 424 $ au cours de cette période, en 38 transactions différentes, généralement en montants de 750 ou 1000 euros (1080 $ ou 1450 $), mais aussi jusqu'à 15 000 $ d'un coup. Plus des frais de 5 à 60 $ par transfert, selon la méthode. Ces sommes devaient servir à payer la certification d'un Acte de donation, les frais de transfert de fonds exigés par la banque, des frais juridiques, différentes taxes et, à la fin, une opération pour le prétendu cancéreux.

Les fraudeurs ont créé des documents arborant les logos du Crédit Agricole (une banque française), de l'Union européenne et de la République française pour que leurs affirmations paraissent crédibles. Un oeil exercé voit rapidement que ces documents sont faux, mais Geneviève y a cru.

« Je ne comprends pas pourquoi j'ai envoyé tout cet argent. J'ai cru à son histoire et j'ai eu pitié de lui, parce que je vis moi-même avec la maladie. Et puis, je me sentais écoutée... », dit Geneviève.

Son correspondant lui a fait croire qu'il s'intéressait à elle, donnant très vite une importance démesurée à leur prétendue amitié. Une fois que Geneviève s'est sentie en confiance, les pressions ont commencé.

Elle recevait en alternance des messages d'un notaire, au ton sec et professionnel, qui lui dictait la marche à suivre, et du malade, qui la complimentait et la remerciait de sa bonté - des messages souvent copiés sur des sites web.

Elle a parlé de nombreuses fois au téléphone au prétendu notaire. « Chaque fois, je devais me dépêcher d'envoyer de l'argent, pour toutes sortes de raisons. Je ne voyais plus clair. J'étais sous son emprise. »

Après quelques visites, les employés du comptoir Western Union de sa localité ont refusé ses transactions, en la prévenant qu'elle était victime de fraude. Des sommes lui ont même été remboursées. Mais Geneviève a visité d'autres bureaux de transfert de fonds pour poursuivre ses envois. Même après que son institution financière l'eut mise en garde, en voyant des retraits inhabituels dans sa marge de crédit hypothécaire, elle a continué.

Prise de doutes, elle s'est finalement rendue au poste de police de sa ville pour raconter ce qui lui arrivait. Le charme s'est rompu quand l'enquêteur lui a dit qu'un fraudeur ivoirien se cachait derrière son pauvre cancéreux.

COMPLICE OU VICTIME ?

La police a même cru que les fraudeurs avaient une complice québécoise : en juillet, Geneviève a remis 1000 $ en espèces à une femme vivant à 25 km de chez elle, parce que les employés du comptoir de transfert de fonds refusaient sa transaction. Cette femme a envoyé l'argent de sa part.

Les policiers ont rencontré cette femme, considérée comme suspecte, avant de se rendre compte qu'elle était victime des mêmes criminels. Elle leur aurait envoyé 15 000 $.

« Il suffit qu'ils tombent sur une personne vulnérable, qu'ils peuvent manipuler », dit Christian Dumas, spécialiste en cybercriminalité à la Sûreté du Québec.

« Malheureusement, la plupart du temps, on ne peut rien faire quand les fraudeurs sont à l'étranger », reconnaît le sergent Dumas.

Geneviève a reçu du soutien psychologique du Centre d'aide aux victimes d'actes criminels à la suite de cette mésaventure. Mais elle est encore traumatisée. « Et puis, on va devoir rembourser cette dette pendant des années... »

LA PÊCHE EST BONNE, MALHEUREUSEMENT...

• 74 millions, soit 5100 $ par victime en moyenne : Pertes financières signalées au Canada en 2014 

• 5 % : Proportion des victimes qui portent plainte

MÉTHODES LES PLUS SIGNALÉES PAR LES VICTIMES 

• Courriel et internet : 66 %

• Téléphone : 20 %

MODES DE PAIEMENT LES PLUS UTILISÉS

• Entreprise de transfert de fonds : 45 %

• Carte de crédit : 24 %

Source : Centre antifraude du Canada

LES STRATÉGIES DES MAÎTRES PÊCHEURS

Les fraudeurs raffinent constamment leurs méthodes. « Mais ils exploitent toujours les deux mêmes éléments : les moyens technologiques et la crédulité des victimes », souligne Francis Fortin, professeur à l'Université de Montréal et chercheur au Centre international de criminologie comparée (CICC). « Attraper un poisson » se fait généralement en trois étapes. Voici comment.

Note : les fautes d'orthographe des messages d'origine ont été conservées

PREMIER CONTACT

Le courriel et les réseaux sociaux sont les moyens de prédilection. « D'autres victimes sont abordées quand elles vendent des produits sur eBay ou Kijiji, dit Francis Fortin. Des logiciels permettent d'envoyer des milliers de messages. Les fraudeurs ont besoin d'une seule personne qui mord à l'hameçon. »

De : Jacques Denjean Envoyé : 7 avril 2015 À : Geneviève

Objet : Bonjour

« Je suis tombé sur votre email lors de mes différentes recherches.

Je souffre d'un cancer de la gorge. Le plus important pour moi est de me rendre utile, vu que je vis mes derniers jours. [...]

Je cherche à faire un don de 5 millions d'euros pour la fondation d'une oeuvre de charité. »

Note : la même formule, parlant d'un fils mort dans un accident de moto en Suisse, est rapportée depuis 2011 sur des sites web dénonçant les arnaques, parfois provenant d'un certain « Patrik Bruel ».

DÉPLOYER LE BARATIN

Les escrocs sont de plus en plus patients. « Ils commencent par poser des questions anodines, dont les réponses serviront à mieux connaître leur proie, pour gagner sa confiance », explique Francis Fortin. Ils se créent une fausse identité, notamment un faux profil Facebook. Ou encore ils usurpent celle d'une personne réelle.

De : Jacques Denjean Envoyé : 9 avril 2015 À : Geneviève Objet : Bonjour

[...] Je vous fais confiance. [...] Mon choix s'est porté sur vous et cela a un sens.

Je comprend votre peur de vous engager avec moi vu que nous sommes sur internet.

Je joins à cette lettre une photo de moi.

Note : puis le notaire entre en scène

De : Pierre Brunet Envoyé : 10 avril 2015 À : Geneviève Objet : Procédure administrative

[...] La donation pourrait être conclue rapidement car Mr Jacques Denjean voudrait voir ses voeux prendre forme avant de quitter la terre des hommes car son état de santé urge.

Les fonds resterons ensuite sous votre autorité et vous serez la seule personne à l'utiliser.

Note : un notaire du nom de Pierre Brunet a bien un bureau à Annecy, en France. Mais son adresse courriel n'est pas dossier32@gmail.com, tel que l'indique la correspondance échangée avec Geneviève. On peut plutôt penser qu'il s'agit de la 32e fraude active de l'escroc.

De : Jacques Denjean Envoyé : 14 avril 2015 À : Geneviève Objet : Bonjour mon amie

[...] Malgré la maladie tu as su rester forte et brave. Je veux te donner du bonheur avant de quitter ce monde. Je pense que tu as un rôle à jouer sur la terre.

[...] Je me sens en confiance avec vous, comme si l'on se connaissait dans une autre vie.

J'ai reçu une note du notaire disant que vous enverrez les frais pour établir le document en votre nom.

Je vous remercie pour votre engagement et sachez que je vous porte en coeur.

Je vous aime,

Jacques

L'EXPLOITATION

« Si l'histoire est crédible et que la victime est touchée, elle risque d'embarquer. Elle donne 1000 $ ? Elle en donnera sans doute encore », dit M. Fortin. Les malfaiteurs exploitent leur victime au maximum, en trouvant de nouvelles raisons pour réclamer de l'argent. Tout en exigeant qu'elle n'en parle à personne.

De : Pierre Brunet Envoyé : 14 avril 2015 À : Geneviève Objet : Rappel important

[...] Ici, rien n'est fraude et de ce part, je vous l'ai garantie depuis le début avant toute échange avec ma carte professionnelle.

Si la dame [au bureau de Westen Union] a refusé de faire le mandat sur la France, je suggère que vous allez dans une autre agence. Et cette fois ci avec insistance exigez l'envoi de l'argent, car cet argent vous appartiens et non personne d'autre.

Je vous laisse d'autre adresse d'agence plus proche de chez vous qui accepterons de faire le mandat sans trop de question.

De : Jacques Denjean Envoyé : 17 avril 2015 À : Geneviève Objet : Mon amie

[...] Je voudrais t'incite a retourner le plus vite possible à une autre agence avant la fermeture.

[...] Je ne serais point capable de te soutirer de l'argent car je t'aime comme une soeur. Je suis sincère. Penses tu que mes écrits au quotidien, mes souffrances, mes peines et nos échanges sont en vain.

De : Jacques Denjean Envoyé : 23 mai 2015 À : Geneviève Objet : Se n'est qu'un triste au revoir

Je me demande qu'elle place j'ai dans ta vie, si tu as de moi la même image admirative et douce que j'ai de toi... [...]

Je pense que le moment est venu ou mon train va quitter la gare a ce moment là ce sera la fin...

Note : message copié d'une lettre d'adieu qui circule sur le web

De : Pierre Brunet Envoyé : 6 juin 2015 À : Geneviève Objet : Virement

[...] Il est impératif de faire un mandat de 1200 canadien dans l'urgence, dans le soucis de sauver la vie de notre ami communs. L'argent a été récupéré mais ne suffit pas. Vous devez faire le maximum pour les frais restant afin qu'il se soigne rapidement, je compte sur vous car je sais que vous êtes capable de le faire.

De : Bernard Spitz Envoyé : 8 août 2015 À : Geneviève Objet : Bonjour madame

Nous confirmons la réception des fonds ce vendredi. Tout est réglé et nous vous remercions de votre franche collaboration.

Bernard Spitz Président de la Fédération française des sociétés d'assurances

De : Credit Agricole Envoyé : 8 août 2015 À : Geneviève Objet : Nouveaux identifiants du compte

[...] La somme de 5.000.000 d'euro reste en instance sur votre compte.

Les frais de déblocage d'instance s'élèvent à 27.750 euro acqittable avant le 17 août 2015.

De : Jacques Denjean Envoyé : 13 août 2015 À : Geneviève Objet : Mon amie et soeur Geneviève

Je ne trouve pas de mots pour décrire notre amitié tellement elle est forte. Tu es une personne extraordinaire. Tu m'as redonné des couleurs quand la vie me paraissait grise.

[...] Tu as investit de grosse somme d'argent rien que pour faire ma volonté et exhausser mon voeux de voir un monde meilleurs et pour faire des recherches sur ta maladie rare et sauver des vie.

Je te demande de revoir ta position, prendre de nouveau contact avec Maître Pierre Brunet qui a tant travaillé sur cette affaire. Tout est fin prêt pour terminer tout.

Ton frère de l'atlantique, Jacques.

Note : des parties de ce message sont copiées d'une lettre circulant sur Facebook

ARNAQUEZ LES ARNAQUEURS

Si on ne peut pas arrêter les arnaqueurs, peut-on au moins leur faire perdre leur temps ? Nous avons tenté l'expérience. Des cyberpirates ont usurpé le compte courriel d'une Montréalaise, envoyant à ses contacts un message prétendant qu'elle avait eu un accident au Maroc et qu'elle avait besoin d'argent. L'histoire pouvait sembler plausible. L'auteure de ces lignes, qui se trouvait parmi les contacts, s'est amusée à échanger quelques messages avec les pirates, pour voir quels seraient leurs arguments pour tenter d'obtenir l'argent. 

Note : les fautes d'orthographe des messages d'origine ont été conservées

De : Chantal

Date : mardi 24 novembre 2015 02:46 À : Isabelle Ducas Objet : Re : Urgent

[...] Je veux que cela reste confidentiel afin que personne ne le sache pour ne surtout pas affecter le lien qu'il y a entre nous, aussi affoler ma famille.

[...] Je suis en déplacement en ce moment pour une affaire très importante, mais malheureusement les choses ne se sont pas passées comme prévu, j'ai été victime d'une grave agression, ils m'ont tout pris (Téléphone, argent et autres). Là, je suis dans une impasse et j'ai urgemment besoin d'un prêt de $2.000 pour régler mes frais de séjour, je dois aussi prendre des soins ayant reçu quelques coups et assurer mon retour au plus vite.

De : Isabelle Ducas Date : mardi 24 novembre 2015 02:46 À : Chantal Objet : Re : Urgent

Où es-tu ? Ça va ? Tu es blessée ?

De : Chantal Date : mardi 24 novembre 2015 11:28 À : Isabelle Ducas Objet : Re : Urgent

Je suis en déplacement au Maroc, oui je suis blèssé, raison pour laquelle je te contacte afin que tu me viennes en aide.

De : Isabelle Ducas Date : mardi 24 novembre 2015 02:46 À : Chantal Objet : Re : Urgent

As-tu prévenu Roland ?

Et BTW, qu'est-ce que tu fais au Maroc ? Tu n'étais pas sur un gros contrat ?

De : Chantal Date : mardi 24 novembre 2015 12:46 À : Isabelle Ducas Objet : Re : Urgent

Je te laisse les Coordonnées de l'endroit où je suis pour me faire un mandat Western Union qui se trouve à la poste. Nom et prénom : Marie Andrée Boivin, pays : Maroc, ville : Tanger, Adresse : Résidence Alami 2 Angle Avenue De Fes Tanger-Maroc.

De : Isabelle Ducas Date : mardi 24 novembre 2015 02:46 À : Chantal Objet : Re : Urgent

Comment on fait un mandat Western Union ? Je n'ai jamais fait ça.

Je peux demander l'aide de Roland ? Il pourrait peut-être aussi contribuer une partie de l'argent, parce que je ne suis pas certaine d'avoir assez.

De : Chantal Date : mardi 24 novembre 2015 13:24 À : Isabelle Ducas Objet : Re : Urgent

Je veux que cela reste confidentiel, par besoin d'affoler Roland. Rend toi à la poste via une agence Western Union pour me faire l'argent à mon nom comme je te l'ai indiqué dans mon précédent courrier. Je te fais le remboursement à mon retour.

De : Isabelle Ducas Date : mardi 24 novembre 2015 02:46 À : Chantal Objet : Re : Urgent

À la poste ? Mais le bureau de Western Union à Saint-Hyacinthe est au Walmart.

Tu veux que je t'envoie l'argent par la poste ou par Western Union ?

Je ne pourrai pas aller à Saint-Hyacinthe avant jeudi, parce que l'auto est au garage.

Chez Western Union, je dois donner l'argent cash ?

Parce que ça veut dire que je dois aussi aller à la banque à Saint-Hyacinthe, quand c'est ouvert. Parce qu'au guichet, c'est 500 $ max par retrait, comme tu sais.

Excuse-moi, mais je n'ai jamais fait ça, je ne sais pas comment ça marche.

De : Chantal Date : mardi 24 novembre 2015 15:14 À : Isabelle Ducas Objet : Re : Urgent

Isabelle, oui ça sera trop tard jeudi car j'ai besoin de ça dans l'urgence. Tu dois te rendre à Western Union pour me faire parvenir l'argent. Tu as juste besoin de donner mon nom et adresse avec l'argent cash. Je te comprend, et je reste dans l'attente de te lire.

Après quelques échanges, la propriétaire du compte a réussi à en reprendre le contrôle.

Un humoriste britannique, James Veitch, a poussé l'exercice beaucoup plus loin : il a « niaisé » certains pirates pendant des jours, voire des semaines, en leur laissant miroiter son intention d'envoyer l'argent réclamé. Il a mis ces échanges hilarants sur son blogue, et en a même fait un livre et un numéro sur scène.

Il a par exemple proposé à « Winnie Mandela », qui sollicitait son aide pour sortir 45 millions d'Afrique du Sud, d'utiliser cet argent pour lancer une chaîne de commerces appelée « Winnie & James's Smoothies ».

Un mouvement sur le web invite d'ailleurs les internautes à « arnaquer les arnaqueurs », en leur faisant perdre leur temps, pour qu'ils fassent moins de véritables victimes.