L'Université de Montréal décerne à Michel Dallaire un doctorat honorifique pour sa fructueuse carrière. Mais malgré ses 45 ans de design industriel, il n'a aucunement l'intention de prendre sa retraite. Rencontre avec un créateur.

Michel Dallaire a encore mal au ventre, malgré sa longue expérience.

C'est la métaphore qu'il emploie pour exprimer le stress de la création, l'équivalent de l'angoisse de la page blanche de l'écrivain, du trac du comédien.

Trouvera-t-il, cette fois encore, la solution qui le fera vibrer?

Dans son cas, deux choses sont exceptionnelles. Il pratique toujours le métier après plus de quatre décennies. Et il est toujours au coeur des produits que son petit bureau de trois personnes conçoit.

C'est pour cette longue et fructueuse carrière que l'Université de Montréal lui a décerné un doctorat honorifique, vendredi dernier. Cet honneur lui est conféré à la suggestion de la faculté d'aménagement, pour «sa contribution exceptionnelle à la profession de designer au Québec et au Canada, pour l'impact de ses réalisations ainsi que pour son engagement dans la formation de la relève».

«Aimeriez-vous faire un article sur cette remise?» a demandé une attachée de presse de l'Université de Montréal.

Bien sûr. Mais il y a un inconvénient: il faut encore parler de Michel Dallaire.

On pourrait lui appliquer le mot d'André Gide sur Victor Hugo: «Le plus grand designer québécois? Michel Dallaire, hélas.» Aux yeux de certains, il occupe trop de place, attire trop d'attention.

«Effectivement, dans le milieu du design, son nom revient très souvent», constate Philippe Lalande, directeur de l'École de design industriel, à l'origine de cette distinction. «Même les étudiants le remarquent et disent: il n'y a pas d'autres designers que Michel Dallaire? Mais ça peut être une stratégie gagnante: donner à quelqu'un qui nous donne une visibilité publique.»

Michel Dallaire est touché de cette reconnaissance. «C'est une marque d'affection de ses pairs, et l'affection dans le monde industriel est quelque chose d'assez rare», dit-il. Puis il relativise: «Il y en a beaucoup qui le méritent.»

Qui admire-t-il, parmi les designers actifs au Québec? Il nomme Douglas Ball, remarquable designer montréalais qui a conçu des systèmes de bureaux révolutionnaires - et qui est sa parfaite antithèse. Autant Ball est réservé et distant, autant Dallaire est enjoué et charmeur.

La longue ligne pure

Maintenant âgé de 68 ans, Michel Dallaire a commencé sa carrière au milieu des années 60. Deux ans et demi plus tard, dans l'effervescence d'Expo 67, il a ouvert son propre bureau. «Ma plus grande satisfaction est d'avoir assumé ma totale indépendance toute ma vie», affirme-t-il.

Son site internet en témoigne, de même que de sa fidélité au précepte de la forme définie par la fonction. Faites-en la visite (www.dallairedesign.com). «Il y a un nombre incroyable de projets que le citoyen ordinaire va pouvoir reconnaître», fait valoir Philippe Lalande.

Le projet le plus ancien qui y apparaisse est son flambeau olympique. Déjà, c'était du typique Dallaire. Le manche rouge et le fourneau noir perforé tranchent sur tout ce qui s'est fait avant... et après. Ce sont des réponses purement fonctionnelles au problème, assure-t-il. Il tenait à ce que le combustible soit de l'huile d'olive - qu'il a fallu «doper» pour lui donner la volatilité nécessaire.

On peut y voir une allusion à la tradition grecque (l'huile, pas le dopage), mais il s'agissait surtout d'un choix esthétique: sa belle flamme orangée se détacherait mieux sur l'azur. Pour la première fois, un designer se préoccupait de la visibilité de la flamme à la télévision.

Quand on lui demande quel est le projet dont il est le plus fier, il hésite, comme s'il répugnait à préférer un de ses enfants. Puis, ce papa de quatre filles cite le mobilier de la Grande Bibliothèque - surprise, on aurait attendu son vélo urbain, qui connaît un succès phénoménal sur trois continents. «On a réussi à meubler la bibliothèque avec un budget restreint, décrit-il. Il fallait une bonne connaissance des matériaux pour réaliser ce projet.» Il a confié à un fabricant spécialisé la fabrication des pièces en bois et à un autre celle des métaux ouvrés. Pour réduire les coûts, il a conçu les tables de lecture de telle manière qu'elles soient assemblées sur place par les déménageurs. «Des millions de personnes ont utilisé ce mobilier, sans aucun vandalisme», se réjouit-il.



Flambeau olympique, 1976

Moniteur de son et mouvement AngelCare, 2010.

De dures leçons

Sa carrière n'a pas été un parcours uniformément semé de lauriers. Une de ses plus grandes déceptions professionnelles est certainement la motoneige qu'il a conçue pour Bombardier, en 1988. Alors que la tendance était au modèle «spermatozoïde» - grosse tête devant, petit flagelle derrière (l'image est de lui) -, il a été le premier à introduire dans ce secteur l'esthétique de la motocyclette. Le prototype a recueilli tous les suffrages, «mais le projet a été bloqué à l'interne par des gens mécontents de ce succès, raconte-t-il. Ç'a été une grande désillusion».

À la même époque, ses ustensiles de barbecue lui ont appris une autre leçon. Il les a mis en production au milieu d'une récession, alors que les contrats de design se faisaient rares. Ils ont connu un succès d'estime, ont été vendus par la boutique du Museum of Modern Art de New York, mais la distribution n'était pas son métier. Avec ses ustensiles, il a, disons, mangé ses bas.

Mais leur ligne demeure toujours aussi belle, aussi intemporelle. La ligne Dallaire, épurée mais jamais sèche. L'émotion doit jaillir quelque part. Il faut surprendre, mais sans choquer. «Ce n'est pas ma nature de choquer, constate-t-il. Je veux séduire.» Trop, quelquefois. Il raconte être tombé amoureux de sa femme à 12 ans, et avoir tenté pendant 10 ans de la séduire... avant d'y parvenir. La séduction, en amour comme en design, doit être dosée.

Quel que soit le projet, son objectif - admis ou non - est de passer l'épreuve du temps. Celui qui se rapproche le plus d'un classique? Le public l'associe à sa mallette en plastique, répond-il. Des millions d'exemplaires ont été vendus. Elle est toujours en production, 25 ans après sa conception. Pourtant, confie-t-il, «ce n'est pas un projet qui m'a donné beaucoup mal au ventre».

Il a été réalisé rapidement, sans complications ni hésitations. Ce n'est pas toujours le cas. «Il m'est arrivé de dire à un client: je ne suis pas satisfait de la solution, peux-tu m'accorder un peu plus de temps?»

Grands projets, petit bureau

Dans son bureau rue Peel, ses deux collègues designers Colin Côté et Dominic Arbour, devant leurs écrans, travaillent aux derniers projets en cours - un appareil de communication pour AudiSoft Technologies et un nouveau projet pour l'Agence métropolitaine de transport.

Dallaire pourrait accepter plus de contrats - et faire plus d'argent, dit-il -, mais il lui faudrait engager plus d'employés et il aurait moins de temps à consacrer lui-même au plaisir de la conception.

Car bien qu'il définisse le designer industriel comme un maître d'oeuvre qui connaît parfaitement les matériaux et les procédés de fabrication, Dallaire est d'abord un créateur - ce qu'a d'ailleurs reconnu le prix Paul-Émile Borduas qu'il a obtenu en 1993.

Il n'a aucunement l'intention de prendre sa retraite: «Pour faire quoi? Je n'aime pas le golf.»

C'est une autre marque des créateurs que de ne pouvoir s'arrêter.

Et tant qu'on a mal au ventre, on est vivant.

Mallettes Plasticase, 1985

Ustensiles pour barbecue, 1987