L’ex-PDG des Vêtements de sport Gildan se bat bec et ongles depuis neuf ans contre Québec, qui lui refuse des déductions fiscales de près de 66 millions. Greg Chamandy affirme solennellement qu’il a perdu une fortune dans des projets d’entreprises comme l’exploitation d’un jet d’affaires et la carrière musicale de sa femme.

Banque privée à la Barbade, avion privé Challenger, « pertes substantielles » dans un concert de sa femme au pied des pyramides en Égypte, frais dans un montage financier avec la Banque Nationale… Le gouvernement refuse près de 66 millions en déductions que l’homme d’affaires Greg Chamandy a réclamées pour ses « prétendus investissements » depuis 2007.

Revenu Québec lui reproche une « fausse représentation des faits par négligence ou incurie » et lui réclame plus de 10 millions en impôts, pénalités et intérêts.

Aujourd’hui exilé aux Bahamas, Greg Chamandy a passé la barre de Gildan à son frère Glenn en 2004. Le multimillionnaire s’est ensuite lancé dans une série de projets d’affaires dans les domaines minier et de l’agroalimentaire, avec un succès variable et au prix de multiples accrochages devant les tribunaux (voir autre texte).

Pour défendre ses déductions fiscales personnelles de 65,8 millions, l’homme d’affaires a fait appel depuis 2015 à une armée d’avocats en provenance de six cabinets. À une semaine du début de son procès, le 31 janvier, Miller Thomson a cessé de le représenter, invoquant une « relation de confiance brisée et irréparable ».

Chamandy a alors demandé le report du procès, le temps de confier le dossier à d’autres représentants. Mais un juge de la Cour du Québec a refusé séance tenante. « Son désaccord avec ses avocats, dont le Tribunal est informé à minuit moins cinq, semble davantage participer d’une stratégie pour obtenir une remise des instructions », a asséné le juge Éric Dufour.

Après un nouveau refus en Cour d’appel, l’homme d’affaires était de retour devant le tribunal le 6 février. Selon lui, son nouveau fiscaliste vient de découvrir de « nouveaux éléments » qui pourraient ramener les cotisations « à zéro ».

Au nom du « meilleur intérêt de la justice », le juge Daniel Bourgeois a accepté de remettre son procès. Au grand déplaisir de Revenu Québec, qui note « qu’une date de procès implique un travail colossal ».

Chamandy a jusqu’au 31 mars pour modifier sa contestation fiscale. « Puisque la cause est devant les tribunaux, outre de mentionner mon désir de faire pleinement valoir mes droits, je n’ai pas l’intention de commenter davantage ce dossier pour l’instant », a-il écrit dans un message à La Presse.

Concert coûteux au pied des pyramides

La question au cœur du litige : dans quel but l’ex-patron de Gildan a-t-il dépensé les 65,8 millions qu’il réclame en déductions ? Pour être admissibles, les dépenses doivent viser à gagner un revenu d’entreprise. Le gouvernement plaide plutôt que Chamandy a englouti ces fonds dans des projets « personnels ».

Par exemple, il réclame une perte de 4,6 millions dans la carrière musicale de sa femme, Chantal Condoroussis Chamandy.

Dans ses actions contre le fisc, l’homme d’affaires raconte comment il a financé en 2007 le concert Chantal live at the Pyramids, « une production de classe mondiale » à Gizeh en Égypte.

« Ses artisans provenaient du Québec, de France, de Belgique, d’Égypte et d’Italie, dit Chamandy dans sa requête contre le gouvernement. L’évènement a eu lieu dans le désert, ce qui implique plusieurs défis pour l’équipe de production. »

« Malheureusement, cet effort majeur n’a pas produit les résultats désirés et des pertes substantielles ont été encourues pour les années 2007, 2008 et 2009 », poursuit-il.

Selon Revenu Québec, le spectacle « a généré un revenu de 41 975 $ et a coûté en frais de production un montant de 2,26 millions ».

Le fisc indique que seulement 11 personnes ont acheté le forfait qui permettait d’assister au spectacle.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE LIQUID NUTRITION

Greg Chamandy et sa femme Chantal Condoroussis

Chamandy, « étant un homme d’affaires d’expérience, ne s’est pas engagé à investir des sommes si considérables pour générer si peu d’argent et, à ce titre, il n’a pas investi ces montants dans le but de gagner un revenu d’entreprise », affirme Revenu Québec.

Avion personnel

L’homme d’affaires a aussi déclaré pour près de 3,2 millions en pertes dans l’exploitation d’un jet Challenger privé que sa société Oxbridge Aviation SEC a acheté en 2004 pour 9,6 millions.

Pourtant, l’avion « a été utilisé majoritairement, voire presque exclusivement, sur une base personnelle par le demandeur ou des personnes liées », écrit le fisc. En 2007 et 2008, ses proches et lui furent même les seuls passagers de l’appareil, selon le gouvernement.

De la Banque Nationale à la Barbade

Chamandy a emprunté une fortune pour ses projets. En mai 2011, il avait une ardoise de 113,8 millions US à la Banque Nationale, garantie par ses actions chez Gildan. Sans vendre ces titres, il pouvait ainsi utiliser leur valeur pour la dépenser : c’est ce que les planificateurs appellent une « monétisation ».

Au fil des ans, ce financement lui a coûté des intérêts et des frais financiers de 38,9 millions de dollars canadiens. Chamandy les a refilés aux contribuables en les déduisant de son revenu personnel, allègue Québec.

L’argent issu du prêt de la Banque Nationale aurait transité, « en tout ou en partie », par la banque privée de Chamandy à la Barbade, Oxbridge Bank and Trust.

En plus de financer le Challenger et la carrière de sa femme, une partie des fonds a servi à acheter une propriété de 12,5 millions US à Palm Beach, en Floride, ainsi qu’à l’« acquisition de voitures d’époque ». Toujours pour des fins d’investissement, assure Chamandy.

Le fisc n’en croit rien. Selon Revenu Québec, cet « homme d’affaires aguerri, très prospère, cofondateur de la multinationale Gildan cotée en Bourse et président de plusieurs sociétés privées », ne pouvait ignorer que ses déductions n’étaient pas valides.

Contactée par La Presse, la Banque Nationale n’a pas souhaité s’exprimer. « Nous ne commentons pas les dossiers devant les tribunaux, ni les dossiers de nos clients, dit la première vice-présidente aux communications, Debby Cordeiro. La Banque n’est pas partie à ce litige. »

À lire demain : Des montages fiscaux d’un millionnaire à la lutte contre les planifications fiscales agressives : le va-et-vient d’un avocat très demandé.

« Fraude » alléguée et outrage au tribunal

« J’ai toujours été un honnête et loyal citoyen du Québec, et j’ai droit à un procès équitable », a insisté Greg Chamandy le 6 février avant de convaincre la Cour de lui accorder un délai pour son procès contre le fisc. « Ma réputation est tout simplement excellente. » Dans les faits, le nom de l’homme d’affaires s’est retrouvé dans les journaux à répétition à cause de poursuites judiciaires contre lui, sa femme et certaines de ses entreprises, démontrent les recherches de La Presse.

Paiements « en fraude » des créanciers

Chamandy et sa femme Chantal Condoroussis se défendent depuis plus de quatre ans contre une poursuite de 8 millions de dollars qu’a déposée un syndic dans le cadre de la faillite de leur chaîne de comptoirs à boissons Liquid Nutrition Franchising Corporation (LNFC).

Le couple aurait sorti des actifs de LNFC juste avant d’en déposer le bilan, en 2015. Il les aurait transférés à une toute nouvelle entité qu’il venait tout juste de créer, Liquid Nutrition Canada inc.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE LIQUID NUTRITION

En 2013, Greg Chamandy prend la pose avec la femme d’affaire Arlene Dickinson de l’émission Dragon’s Den à CBC, qui faisait partie des ambassadeurs de Liquid Nutrition.

Ces 8 millions échappent donc aux créanciers de l’entreprise en faillite, LNFC. Pour le syndic, ça ne fait aucun doute : Chamandy et Condoroussis sont responsables de ces gestes commis « en fraude des droits des créanciers ».

Dans une autre requête, le syndic reproche aussi au couple d’avoir utilisé les fonds de l’entreprise pour rembourser sans son accord 153 723 $ à deux créanciers après l’ouverture du processus de faillite. LNFC aurait aussi payé à Condoroussis « 26 274,84 $ en remboursement de « frais de subsistance » qui auraient été engagés par cette dernière à Beverly Hills ».

En 2018, les Chamandy-Condoroussis avaient quitté leur luxueuse demeure de Westmount pour les Bahamas et l’avocat du syndic leur a envoyé ces poursuites par courriel. Le cabinet Miller Thomson a toutefois fait annuler la signification électronique des requêtes, ce qui a retardé le déroulement de l’instance.

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

Greg Chamandy en 2003, alors qu’il était PDG des Vêtements de sport Gildan

Outrage au tribunal

Chamandy a écopé en 2013 d’une amende de 120 000 $ pour outrage au tribunal. Il s’obstinait à restreindre le droit de passage de ses voisins à une plage adjacente à la vaste demeure qu’il détenait à Mont-Tremblant, au mépris d’une ordonnance.

« M. Chamandy fait essentiellement ce qu’il veut. Obéir aux ordres de la cour ne semble pas impératif dans son code moral », avait déclaré le juge Mark Shrager à l’époque dans son jugement.

En 2015, la Cour d’appel a revu son amende à la baisse, la fixant à 10 000 $.

Des ennuis avec l’AMF

Chamandy a aussi eu maille à partir avec l’Autorité des marchés financiers (AMF). En 2012, à titre d’actionnaire et de dirigeant de Mines Richmont, l’homme d’affaires a écopé d’une amende de 5000 $ parce qu’il n’avait pas déclaré à temps certaines ventes d’actions de la société.

Gildan larguée par les investisseurs publics

Dans le cadre de sa cause contre le fisc, Chamandy a insisté devant le tribunal sur les liens qu’il a tissés avec les grands investisseurs institutionnels. « J’ai travaillé de près avec le Fonds de solidarité FTQ, Investissement Québec, la Caisse de dépôt… »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Une usine de Gildan au Honduras, en 2015

Au fil des ans, Chamandy a effectivement su convaincre le bas de laine des Québécois et le Fonds d’investir des millions dans ses activités minières, à travers Mines Richmont, puis la Corporation aurifère Monarques. Les deux poids lourds ont toutefois lâché Les Vêtements de sport Gildan inc., qu’il a dirigée avec son frère Glenn, pour des raisons éthiques.

La Caisse de dépôt et placement du Québec s’est désinvestie de l’entreprise en novembre dernier. L’institution financière n’a pas expliqué sa décision, mais le PDG Charles Émond avait déclaré quelques mois plus tôt qu’elle pourrait réviser son investissement dans la société si elle ne payait pas sa juste part d’impôts. En 2021, le taux d’impôt effectif moyen de Gildan était de 2,8 %.

De son côté, le Fonds FTQ a largué Gildan dès 2003, après des révélations sur les pratiques antisyndicales de la société au Honduras. Greg Chamandy a quitté son poste de PDG de l’entreprise l’année suivante pour céder sa place à son frère Glenn.

Quant à Investissement Québec, la société d’État a accordé son dernier prêt à Gildan au cours de l’année financière 2002-2003.