L’application de la « loi 96 » sur la langue française aux sites transactionnels d’entreprises étrangères continue de faire des vagues. La Presse a répertorié une douzaine d’entreprises qui ont cessé de vendre leurs produits et services dans la province. Au grand dam de nombreux Québécois.

La Presse rapportait à la fin du mois de juin que la librairie britannique Black Library, qui propose des romans de science-fiction dans plusieurs langues, dont le français, avait avisé ses clients du Québec qu’elle ne pouvait plus leur vendre ses produits en ligne – romans papier, livres audio et électroniques – depuis l’entrée en vigueur de la « loi 96 ».

Celle-ci oblige en effet les commerçants à offrir à leur clientèle québécoise des services en français. Dans la province, son application n’a pas créé trop de remous. Mais son application aux sites transactionnels d’entreprises étrangères – et donc sa portée extraterritoriale – est loin de faire l’unanimité. Tandis que sa constitutionnalité n’a pas encore été testée devant les tribunaux.

Informé du cas de la Black Library, le ministre québécois responsable de la langue française, Jean-François Roberge, s’était dit prêt à examiner le dossier.

« Nous sommes conscients que si des Québécois veulent acheter des livres d’un libraire d’un autre pays, cette volonté doit aussi être respectée, avait-il répondu à La Presse. Nous allons faire le suivi qui s’impose. » Deux semaines plus tard, le cabinet du ministre n’avait pas encore tranché. « Nous poursuivons nos vérifications », a-t-il fait savoir.

Lisez notre reportage sur la Black Library

L’exemple de la Black Library n’est pas anecdotique, révèle notre recension. La Presse a répertorié une douzaine de commerçants qui ont largué le Québec en raison de ses politiques linguistiques, par manque de ressources ou d’intérêt.

C’est le cas de PetSmart, enseigne de boutiques pour animaux que l’on retrouve aux États-Unis et dans le reste du Canada. En mars dernier, Maricel D., cliente du site depuis un an et demi, a remarqué que tous les articles étaient devenus « non disponibles » une fois connectée à son compte. Comme d’autres clients québécois, elle a appris le lendemain qu’elle n’avait plus accès aux commandes en ligne.

« PetSmart est le seul endroit où je pouvais acheter de la nourriture humide de Dr. Elsey’s », explique l’étudiante, qui n’a toujours pas trouvé un équivalent satisfaisant.

PetSmart n’est pas autorisé à poursuivre ses expéditions à moins de se soumettre à toutes les lois du Québec, ce qui n’est pas possible à l’heure actuelle.

Explication du service à la clientèle de l’entreprise

Maricel avait par ailleurs accumulé 65 $ en points de fidélité. Sans préavis, il lui était soudainement impossible de s’en prévaloir sur le site du détaillant. Seule manière de les écouler, lui a-t-on répondu : se déplacer dans un magasin situé dans une autre province canadienne.

PetSmart n’a pas donné suite à nos demandes d’information.

Les exemples se multiplient

Nail Polish Canada et Yarn Canada, détaillants exploités par Pretty Good Ideas à partir de Vancouver, vendent respectivement des vernis à ongles et des accessoires de tricot. Leurs clients qui ont enregistré une adresse de facturation ou de livraison au Québec ont été avisés récemment que leurs commandes avaient été suspendues « en raison des nouvelles obligations en matière de langue française (loi 96) ».

En novembre 2022, le populaire club de livres new-yorkais Book of the Month a annoncé qu’il étendait son service de livraison partout au Canada. Partout… sauf au Québec, pour des raisons légales liées à la langue.

Même situation pour les entreprises américaines The Goulet Pen Company, qui vend des stylos plumes et des encres ; SwimOutlet, fournisseur d’équipement de natation et de matériel nautique ; Williams Sonoma, spécialisé dans les articles de cuisine ; Sally Beauty, distributeur de produits de beauté ; ou encore OtterBox, important détaillant d’accessoires électroniques qui a lancé le bal en suspendant ses livraisons au Québec – une histoire révélée dans un reportage de CBC News en septembre dernier.

Selon la lettre de la loi, tous les commerces en ligne qui n’offrent pas de site web, de service à la clientèle ou de contrats en français sont prohibés au Québec. Un défi de taille pour de nombreux secteurs, par exemple celui du voyage, où nombre de réservations dans des hôtels, monuments, musées ou salles de spectacle, de Broadway à Berlin, se font uniquement en anglais ou dans la langue locale. En théorie, ils pourraient tous décider de ne plus faire affaire avec la clientèle québécoise à la suite d’une plainte ou afin d’éviter des litiges.

Un nœud

« C’est sûr qu’il y a un nœud dans l’application de la loi, nous dit MVincent de l’Étoile, du cabinet Langlois Avocats. Est-ce qu’un argument pourrait être développé selon lequel la loi limite le commerce et les transactions internationales ? Est-ce qu’on pourrait arguer qu’il s’agit d’un champ de compétence fédéral ? Qu’il y a privation pour la personne qui vit au Québec ? Qu’il y a une violation juridique de ses droits ? Faudrait y jeter un œil… »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE LANGLOIS AVOCATS

MVincent de l’Étoile, du cabinet Langlois Avocats

Même si la loi 96 n’empêche pas le commerce entre des entreprises étrangères et les citoyens québécois, elle exige que les transactions se fassent en français, ce qui soulève l’enjeu de la portée extraterritoriale de la loi.

Si quelqu’un devait se plaindre du service rendu dans une autre langue que le français, les entreprises visées exigeraient sans doute que les plaintes soient déposées sur leur territoire…

MVincent de l’Étoile, du cabinet Langlois Avocats

« La Charte de la langue française et la Loi sur la protection du consommateur font en sorte que le contrat est présumé conclu au Québec et doit être en français, poursuit Mde l’Étoile. Mais en Angleterre, par exemple, il y a probablement une loi similaire qui stipule que le contrat est présumé conclu en Angleterre et sujet au droit anglais, donc oui, il peut y avoir des nœuds dans l’application de la loi… »

Des entreprises en réflexion

Vincent de l’ Étoile observe toutefois que la majorité des entreprises sont soucieuses « de respecter les règles dans les endroits où elles font des affaires ».

Si la « loi 96 » ne cite pas nommément le commerce en ligne, il est maintenant évident que tout le « processus contractuel » d’une transaction effectuée à partir du Québec « doit être en français de façon primaire, explique-t-il. On parle du site web lui-même, mais aussi du contrat, de la facturation, des documents de livraison, du suivi ou du service à la clientèle ».

Cette nouvelle charge de traduction et d’assistance nécessite l’embauche de personnel francophone. « Sans juger de l’opportunité de la démarche, les coûts peuvent être astronomiques », note M. de l’ Étoile.

Selon lui, des vendeurs continueront d’offrir leurs produits ou services au Québec sans se plier à la Charte révisée, mais d’autres, plus sophistiqués, avec par exemple des règles de gouvernance strictes, « ne voudront tout simplement pas aller dans un endroit sans respecter les lois locales ».

MAntoine Aylwin, du cabinet Fasken, estime de son côté que les commerces fautifs pourraient se trouver démunis dans le cas d’un litige commercial. « Si un contrat d’adhésion n’est pas fourni en français, les clauses pourraient ne pas être exécutoires, explique-t-il. Si une entreprise veut invoquer une limitation de responsabilité, par exemple, elle pourrait ne pas être capable de l’opposer au client. »

Au-delà du contexte règlementaire, les deux avocats plaident en faveur de la francisation auprès de leurs clients étrangers dans un souci de commercialisation et de marketing. « Si on veut vraiment développer le marché québécois, il faut avoir des capacités en français, parce que sinon, on va être un acteur marginal », croit MAylwin.

Sanctions possibles pour non-respect de la Charte de la langue française

  • Recours civil devant les tribunaux pour forcer le respect de la Charte
  • Résiliation du contrat ou réduction de ses obligations
  • Clause réputée non partie du contrat ou incompréhensible, selon le cas, donc inapplicable
  • Suspension ou révocation du permis de l’entreprise, s’il est requis par la loi pour opérer au Québec
  • Amendes pénales variant entre 700 $ et 250 000 $
  • Les montants des amendes sont doublés en cas de première récidive, et triplés en cas de récidives supplémentaires
  • Inculpation des administrateurs ou des dirigeants personnellement
  • Si l’infraction dure plus d’un jour, chaque jour constitue une infraction distincte.

Source : Langlois Avocats

Des impacts financiers jusqu’à Chisasibi

PHOTO FOURNIE PAR ERIC REDNOSE

L’entreprise albertaine 49 Design a cessé ses livraisons au Québec, ce qui a un impact sur le magasin de tissus Ouwah de Chisasibi.

Le magasin de tissus Ouwah, sis dans la terre crie de Chisasibi, dans le Nord-du-Québec, estime avoir perdu 130 000 $ en ventes depuis septembre dernier en raison de la « loi 96 ». C’est que l’un de ses principaux fournisseurs, l’entreprise albertaine 49 Design, a cessé ses livraisons au Québec parce qu’elle n’était plus en mesure de remplir les obligations de la Charte de la langue française.

En tant que grossiste et distributeur au Québec, le magasin « passait des commandes, chaque fois, de 20 000 à 100 000 $ », explique Michel Goyette, comptable d’Ouwah et conjoint du propriétaire, Edward Brian Webb.

« On a beaucoup de difficulté à comprendre [leur décision] parce que les gestionnaires de 49 Design sont aussi autochtones. La boutique de M. Webb est sur une réserve autochtone, un territoire de catégorie 1. La loi ne s’applique pas. »

PHOTO FOURNIE PAR MICHEL GOYETTE

Edward Brian Webb et Michel Goyette, respectivement propriétaire et comptable d’Ouwah

M. Goyette a plaidé sa cause auprès de l’entreprise de Calgary, mais celle-ci s’en est remise aux avis de son conseil juridique ; elle a dû cesser ses activités au Québec en septembre 2022. « Nous espérons que ce n’est que temporaire, mais en tant qu’entreprise de plus de 5 employés, nous sommes tenus de respecter la loi », a écrit 49 Design (parfois aussi écrit 49 Dzine) sur sa page Facebook.

« On perdrait de l’argent »

Le fournisseur de tissus albertain, qui affiche un chiffre d’affaires annuel d’environ 2 millions, comptait sur un bassin de clients québécois « modeste, mais fidèle » depuis 2020.

Son propriétaire, Nathan Rainy Chief, explique qu’il ne peut pas se permettre d’embaucher un employé pour offrir un service francophone constant aux Québécois, qui comptent pour 5 % des transactions du site.

PHOTO FOURNIE PAR 49 DESIGN

Nathan Rainy Chief, propriétaire de 49 Design

L’enjeu, c’est que nous sommes une petite entreprise, alors ce ne serait pas rentable. On perdrait de l’argent.

Nathan Rainy Chief, propriétaire de 49 Design, qui a cessé de faire des affaires au Québec

Membre de la nation Kainai, de la Confédération des Pieds-Noirs, l’entrepreneur explique être favorable aux lois qui protègent les langues et les cultures minoritaires. « Malheureusement, pour les Autochtones, les différentes administrations, les différentes lois qui s’appliquent sont conflictuelles », déplore-t-il.

La réforme de la Charte de la langue française au Québec, souligne le propriétaire de 49 Design, est un exemple parmi bien d’autres. Il rappelle que la Loi sur la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones est entrée en vigueur en juin 2021. De compétence fédérale, elle énonce notamment que les Premières Nations « assurent librement leur développement économique ».

« Il s’agit d’un instrument international appuyé par presque toutes les nations du monde, explique Nathan Rainy Chief. Il est clair que la déclaration protège les droits économiques des Premières Nations, leurs droits d’exploiter des entreprises avant que les administrations coloniales entrent en jeu. »

En mai 2022, Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec-Labrador, affirmait dans un communiqué que l’adoption du projet de loi 96 proposé par le gouvernement Legault constituait « un grand pas en arrière » et remettait « à un avenir incertain la réconciliation avec les Premières Nations ».

Des changements demandés

Dans l’attente d’éventuels assouplissements, Nathan Rainy Chief ne voit pas comment 49 Design pourra bientôt servir les Québécois. « Il y a des défis que nous n’avons pas encore relevés, et je ne sais pas quand ou si nous pourrons le faire. On essaie certainement de trouver des solutions de contournement, mais c’est très difficile. C’est une loi très bien écrite. »

M. Goyette, comptable chez Ouwah, affirme que ses demandes auprès de représentants du gouvernement Legault pour obtenir des précisions et des ajustements concernant la loi 96 dans les territoires autochtones sont restées lettre morte.

« J’espère que le gouvernement va prendre le temps de réfléchir, dit-il. Mon but, ce n’est pas tant que 49 Design reprenne ses livraisons chez Ouwah, mais d’aider les petites entreprises qui sont dans une situation économique difficile. C’est une bosse de plus sur la route dont elles n’ont pas besoin. »