Sans tambour ni trompette, le gouvernement fédéral a franchi une étape majeure dans sa lutte contre les fuites fiscales dans le dernier budget. Qui montre que Chrystia Freeland est sérieuse dans son intention de rallier le Canada aux efforts mondiaux.

Ainsi, le gouvernement fédéral renforcera la règle anti-évitement, en plus de préparer l’instauration de deux impôts minimum, l’un pour les riches particuliers, l’autre pour les multinationales. Des consultations publiques sont lancées.

Ce n’est pas tout. Le ministère des Finances met en place trois mesures concrètes pour lutter contre l’évitement fiscal qui rapporteront, mine de rien, autant que les nouvelles taxes sur les banques.

Les trois mesures devraient permettre au fisc d’empocher 5,5 milliards d’ici cinq ans, soit plus de 1 milliard par année. En comparaison, la « taxe supplémentaire aux banques et assureurs-vie » et le « dividende pour la relance », imposé aux institutions financières, ajouteront 6,1 milliards aux revenus du gouvernement sur la même période.

La mesure la plus imposante, et de loin, vise à « prévenir le recours à des sociétés étrangères pour éviter l’impôt canadien ». Le fédéral s’attend à collecter 4,2 milliards d’ici cinq ans en fermant les échappatoires de cette catégorie de planification fiscale.

Selon mes recherches, jamais le fédéral n’avait prévu de récolter autant d’argent avec une seule mesure de lutte contre l’évitement fiscal dans les 12 derniers budgets, hormis celle sur la déductibilité excessive des frais d’intérêt de l’an dernier (5,3 milliards sur cinq ans).

Comme c’est souvent le cas, les stratégies d’évitement fiscal des grandes entreprises sont astucieuses. Elles profitent de la complexité des règles fiscales, notamment internationales, pour en contourner l’esprit, bien qu’elles en respectent la lettre (voir plus bas).

Le gouvernement aurait pu avoir gain de cause devant les tribunaux, écrit le Ministère dans le budget, mais « ces contestations peuvent être à la fois longues et coûteuses », ce qui l’incite à adopter plutôt des mesures législatives pour bloquer directement les échappatoires.

Les juges des tribunaux, faut-il dire, sont souvent favorables aux contribuables dans ce genre de situation, où le gouvernement doit prouver que l’évitement fiscal est « abusif ».

Deux impôts minimum

Du concret, donc, mais aussi des intentions qui feront jaser. D’abord, la ministre proposera un nouvel impôt minimum pour les contribuables fortunés dès la mise à jour de l’automne prochain.

L’impôt minimum de remplacement n’a pas été actualisé depuis 1986. Or, de nos jours, 28 % des Canadiens qui gagnent plus de 400 000 $ réussissent à avoir un taux d’imposition fédéral moyen de 15 % ou moins, est-il indiqué dans le budget, soit moins que bien des contribuables de la classe moyenne.

Le ministère des Finances travaille aussi sur un impôt minimum de 15 % qui serait imposé aux multinationales, ralliant ainsi concrètement les 137 pays de l’OCDE et du G20 qui ont appuyé cette proposition en octobre dernier.

La mesure mondiale « fera en sorte que les grandes multinationales soient assujetties à un taux d’imposition effectif minimal de 15 % sur leurs bénéfices dans chaque pays où elles exercent leurs activités. Cette mesure permettra de mettre fin à la course au moins-disant fiscal des sociétés », est-il écrit dans le budget.

Cet impôt serait en vigueur dès 2023, comme ce qui est prévu ailleurs dans le monde.

Le gouvernement renforcera aussi la Règle générale anti-évitement (RGAE), en vue de permettre au fisc – et aux tribunaux – de refuser plus facilement des opérations abusives d’évitement fiscal qui ne sont pas couvertes par une règle spécifique. Une période de consultation aura lieu au cours de l’été et les modifications législatives seront déposées fin 2022.

Tout un menu de Chrystia Freeland, donc, qui arrive dans un contexte où le gouvernement fédéral a immensément besoin de fonds pour réduire son déficit.

Des échappatoires de 5,5 milliards

Les échappatoires que vient bloquer le ministère fédéral des Finances cette année se trouvent dans trois grandes catégories. La première rapportera 4,2 milliards sur cinq ans, soit le gros des 5,5 milliards des trois catégories.

Pour cette première catégorie, essentiellement, le stratagème visait à éviter qu’une entreprise se qualifie comme société privée sous contrôle canadien (SPCC) dans certaines circonstances afin d’obtenir un report d’impôt des revenus de placement.

Dans cette première catégorie, deux grands cas sont survenus au cours des dernières années. Dans le premier cas, le fisc a constaté que des contribuables interposaient une société-écran non canadienne dans la structure d’entreprise, par exemple des îles Vierges britanniques, afin d’éviter de payer l’impôt élevé canadien sur le revenu passif.

L’autre cas survenait dans le contexte où un entrepreneur décidait de vendre son entreprise à une firme étrangère ou à une entreprise inscrite en Bourse. Une planification fiscale permettait à l’actionnaire de réduire son taux d’imposition sur le gain en capital.

Par ailleurs, le gouvernement vient aussi changer la mécanique de déduction canadienne des impôts payés à l’étranger sur des revenus passifs, pour faire en sorte que la facture d’impôt soit équivalente à celle au Canada. Il n’est pas clair qu’il s’agissait réellement d’évitement dans ce cas, cela dit.

Les deux autres catégories de planification fiscale que bloque le ministère des Finances rapporteront chacune environ 635 millions sur cinq ans.

La première était réalisée par des institutions financières. Elle permettait de réduire leurs impôts grâce aux recours simultanés à des ventes à découvert d’actions et à des positions de couverture.

« Deux parties différentes d’une institution adoptent des positions différentes par rapport à une action canadienne donnant droit à un dividende. La première parie que le cours de l’action baissera et l’autre parie que le cours de l’action augmentera », est-il expliqué.

Le stratagème, à profit nul pour l’institution, lui permettait de profiter d’un traitement fiscal spécial dont bénéficient les actions canadiennes en jeu.

La dernière catégorie de mesures concerne des transactions sur obligations.

« Le détachement du coupon d’intérêt constitue un moyen qui permet à certains contribuables d’éviter de payer l’impôt sur les paiements d’intérêts transfrontaliers.

« En raison des différences entre les diverses conventions fiscales du Canada, les intérêts reçus par les résidants canadiens sont souvent imposés à des taux différents en fonction de l’endroit où réside le bénéficiaire. Les arrangements de détachement du coupon d’intérêt profitent de ces différences et permettent à certains de payer moins d’impôt. »

Francis Vailles, La Presse