Un hôtel met des caméras dans ses poubelles pour savoir ce que ses clients jettent. Tiens, les croissants sont trop gros, on en jette à la douzaine tous les matins. Les profits partent avec.

Un supermarché soumet ses données de vente à un programme. Oh, les oignons jaunes se vendent moins bien que les rouges et risquent de finir à la poubelle. Avec des profits perdus, là aussi.

Une occasion flairée au dépotoir

L’intelligence artificielle (IA) donne naissance à un secteur émergent qui tente de faire de l’argent en réglant un problème insensé : la quantité gargantuesque de nourriture intouchée qui transite des supermarchés et des restaurants vers la poubelle. La majorité n’est pas compostée et finit au dépotoir, où sa décomposition libère des gaz à effet de serre.

PHOTOMONTAGE THE NEW YORK TIMES

L’intelligence artificielle permet de déterminer ce qui est envoyé dans les poubelles des restaurants et des épiceries.

C’est une occasion d’affaires, offrant des profits dodus. La société Winnow a conçu un outil d’IA qui permet d’espionner les déchets des restos. Une autre société, Afresh, analyse les données des supermarchés pour détecter les écarts entre les stocks d’un magasin et ce que les consommateurs achètent réellement.

L’IA a sa propre empreinte écologique. Elle est boulimique en électricité, car elle digère une quantité pantagruélique de données.

Par ailleurs, l’IA ne peut pas (encore) reprogrammer le cerveau de l’homo mundialis modernicus, qui s’attend à des avocats frais durant toute l’année, à une variété toujours plus grande de petits pots de yogourt en plastique et à d’énormes bols de nachos au bar après le boulot.

Aux États-Unis, le tiers des aliments cultivés n’est jamais consommé, un problème créé par l’industrie alimentaire moderne

Le gaspillage : un gros problème

Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement, 1 milliard de tonnes de nourriture ont été jetées dans le monde en 2022. Le gaspillage alimentaire représente de 8 à 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre : autant que les émissions de l’aviation et du transport maritime réunies.

« Ce problème est balayé sous le tapis », affirme Marc Zornes, fondateur de Winnow, qui travaille auprès de restaurants, d’hôtels et de traiteurs.

L’inscription d’une date de péremption sur les emballages aggrave les choses, car des aliments parfaitement comestibles sont jetés à la poubelle.

Des épiciers prennent les bouchées doubles

Dans l’ouest du Canada et des États-Unis, un regroupement du secteur alimentaire s’est engagé à réduire le gaspillage. C’est un début. Entre 2019 et 2022, les huit chaînes du projet Pacific Coast Food Waste Commitment (PCFWC) ont signalé une baisse de 25 % de leurs volumes totaux de nourriture invendue.

Elles donnent plus de nourriture à des associations caritatives et envoient plus de produits devenus incomestibles aux installations de compostage – elles demeurent rares – plutôt qu’au dépotoir.

PHOTO NINON PEDNAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Des choux récupérés dans un marché public de Montréal. L’IA d’Afresh passe au crible les ventes des fruits, légumes et autres produits frais des épiceries, puis prévoit les quantités à commander selon la période de l’année et le prix demandé.

« Cela montre que l’objectif national de réduire de moitié le gaspillage alimentaire d’ici 2030 est peut-être atteignable, mais qu’il faut un effort bien plus grand chez tous les acteurs du secteur alimentaire », souligne Dana Gunders, directrice de Refed, un groupe de recherche et de pression qui suit les données du PCFWC.

De nombreux nouveaux outils aident désormais les détaillants à réduire le gaspillage. De jeunes sociétés comme Apeel et Mori proposent des enduits qui prolongent la fraîcheur des produits. L’appli Flashfood offre aux clients des aliments à prix réduit dans les épiceries, à l’instar de Too Good to Go, qui, elle, inclut les aliments excédentaires des restaurants.

Combien d’œufs et pas juste les œufs

Dans chaque épicerie où elle travaille, l’IA d’Afresh passe au crible les données de ventes de chaque produit frais, sur six ans. Ainsi, elle prévoit combien d’avocats les clients vont acheter à telle date, à tel prix. Comme on sait en combien de jours un avocat se gâte, elle peut quantifier la commande à faire.

À Pâques, les enfants aiment décorer les œufs. L’IA d’Afresh calcule combien de caisses d’œufs supplémentaires il faut commander, mais aussi combien de poivrons en plus, puisque les clients font des omelettes avec les œufs en trop.

Un épicier d’expérience sait ça, dit Matt Schwartz, cofondateur d’Afresh. Mais l’IA lui fournirait des informations précises – commander 105 caisses d’œufs 7 jours avant Pâques, plutôt que 110 – et pas juste sur les œufs. « Chaque caisse est importante », dit-il.

En outre, les gérants expérimentés se font rares, dit Suzanne Long, directrice du développement durable chez le détaillant alimentaire Albertson’s, qui utilise Afresh. « L’IA nous permet d’être plus précis. Pas seulement ‟je dois commander des oignons”, mais ‟ce type d’oignon” », précise-t-elle.

Selon Mme Long, la chaîne a réduit le gaspillage, mais n’a pas voulu chiffrer l’amélioration.

Cette IA scrute les poubelles

Winnow installe des caméras au-dessus des poubelles dans les cuisines de restaurants. Les images passent dans un algorithme qui sait faire la différence entre une demi-casserole de nouilles (du gaspillage) et une peau de banane (un déchet). Un groupe d’hôtels Hilton a ainsi constaté que de nombreuses viennoiseries du petit-déjeuner sont trop grosses et que les fèves au lard restent souvent dans l’assiette.

Refed, le groupe de recherche, a estimé en 2022 que 70 % des aliments gaspillés dans les restaurants sont laissés dans l’assiette, un signe qu’il faut reconsidérer la taille des portions.

Winnow travaille surtout avec des hôtels et des cafétérias. Selon M. Zornes, le PDG, les restaurants gaspillent entre 5 et 15 % des aliments qu’ils achètent. « Tout le monde sait ça, c’est un problème évident, mais c’est un problème que nous ne réglons pas. »

Cet article a été publié dans le New York Times.

Lisez cet article dans sa version originale (en anglais : abonnement requis)