Une femme d’affaires a quitté la France après une plainte pour des « agissements frauduleux » dans les comptes d’une coopérative qu’elle dirigeait. Puis elle a obtenu un permis de travail au Canada et s’est installée en Estrie. Elle y aurait détourné des millions, selon des entrepreneurs et des acheteurs de maisons.

Des entrepreneurs en construction de l’Estrie poursuivent une femme d’affaires française, Angélique Lepêcheur, et lui reprochent d’avoir détourné près de 2 millions de dollars de leurs entreprises. Après son passage à la tête de leurs sociétés à titre de directrice générale, deux d’entre elles se remettent péniblement ; une autre se prépare à faire faillite, selon les propriétaires.

« Cette madame-là, elle est trop dangereuse pour la laisser faire. Elle n’a aucun scrupule. Aucun », peste l’entrepreneur Ian Dufresne, rencontré avec ses collègues, actionnaires du Groupe GMI Construction, de Déco Surfaces Couvre-Planchers Fana et d’Excavation KVN.

En incluant des dommages et intérêts, toutes ces entreprises réclament près de 2,8 millions à Lepêcheur, à ses entreprises et à ses partenaires, dans une poursuite déposée à Sherbrooke en octobre.

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Angélique Lepêcheur, 45 ans, est arrivée au Québec en novembre 2018, selon son avocat.

Elles ont d’ailleurs obtenu la saisie avant jugement de leurs actifs dès septembre. Revenu Québec a aussi prié Desjardins de geler le compte d’une entreprise de Lepêcheur, Immistra inc., pour préserver les quelque 78 000 $ que l’agence lui réclame, reconnaît la femme d’affaires dans un courriel de son avocat à La Presse.

Les entrepreneurs ont porté plainte à la police de Sherbrooke en novembre et janvier, puis à la SQ en juin, mais restent sans nouvelles. Les corps policiers n’ont pas commenté l’affaire.

La Presse a contacté Angélique Lepêcheur par téléphone. « Je ne vais pas pouvoir vous répondre », a-t-elle répondu, avant de nous diriger vers son avocat Frédéric-Antoine Lemieux, qui nous a fait parvenir des documents de cour, produits dans l’espoir d’empêcher la saisie de ses actifs.

Selon l’une de ses déclarations, « les reproches comptables » contre elle « sont non fondés et directement contredits par des factures, des écritures comptables, des pratiques d’affaires bien établie et acceptée [sic] ainsi que par des déclarations émanant des demanderesses et de leurs représentants eux-mêmes ».

En exil après une plainte pénale

L’histoire d’Angélique Lepêcheur au Québec commence en 2018. Un chasseur de têtes propose alors sa candidature à GMI et à Fana. Les propriétaires cherchent une directrice générale (DG) pour leurs tâches administratives.

« Ils nous l’ont vendue en disant : “Elle gérait une grosse coopérative en France en construction” », raconte Ian Dufresne, l’un des associés dans les deux entreprises.

Mais la firme de chasseurs de têtes ne dit rien de la plainte pénale que le président de la coop française avait déposée huit mois plus tôt à la Gendarmerie pour « agissements frauduleux » dans les comptes de l’organisation dont elle était DG (voir onglet suivant).

Loin de s’en douter, les entrepreneurs l’embauchent en avril 2019, à 90 000 $ par année, avec voiture et téléphone de fonction.

Selon la poursuite, Lepêcheur convainc les entrepreneurs d’établir un système qui se rapproche de la coopérative, permettant de mettre en commun leur gestion et leur comptabilité, le Pôle Construction et Design.

Deux autres entreprises, Excavation KVN et Constructions J5, appartenant à d’autres investisseurs, se joignent à l’organisation comme clientes de Lepêcheur pour ses services de direction générale et de comptabilité en 2020. Elle dirige donc ces sociétés également.

« Menaces » et prise de contrôle

Sur papier, les affaires vont bien. Mais en novembre 2019, Lepêcheur, pourtant embauchée comme salariée de GMI, exige d’exercer ses fonctions de DG des entreprises du Pôle par l’intermédiaire de sa nouvelle société, Immistra. Les entrepreneurs plient, selon leur poursuite.

La DG recrute alors des employés par l’entremise de son entreprise, en refacturant leurs salaires aux sociétés du Pôle à qui elle fournit ses services de direction générale et de comptabilité.

Puis l’information se fait plus rare, expliquent les entrepreneurs. « On s’est mis à douter un petit peu quand elle a arrêté de nous faire des états financiers chaque mois », dit Guillaume Fortin, propriétaire de GMI avec Ian Dufresne et son frère Mathieu.

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Ian Dufresne et Mathieu Dufresne de GMI Pole construction.

Anomalies alarmantes

À l’hiver 2021, les actionnaires de GMI et de Fana font faire des vérifications et découvrent « plusieurs anomalies alarmantes » dans les chiffres qu’a fait faire la DG.

Forte du contrôle qu’elle exerce sur les finances des entreprises du Pôle Construction, elle aurait détourné pour 2 millions en surfacturations diverses et en chèques émis sans droit, selon la poursuite des entrepreneurs. À l’automne 2020, Lepêcheur se serait même loué une Audi comme deuxième véhicule de fonction à travers GMI, sans autorisation.

À partir de l’été 2022, certains fournisseurs commencent à fermer leurs comptes parce que leurs paiements sont en retard, expliquent les entrepreneurs en rencontre avec La Presse. Lepêcheur ne les paie plus.

« Mais elle nous dit : “Laissez-moi gérer ça, cette pression-là des fournisseurs” », raconte Ian Dufresne.

Ses propres factures pour ses « services » de DG et de comptabilité, elle les paie rubis sur l’ongle en utilisant ses accès directs aux comptes des entrepreneurs, affirment-ils.

En août 2022, un comptable externe apprend à un actionnaire de KVN, Vincent Normand-Parenteau, que son entreprise est en perte de 91 832 $. Deux jours plus tard, il s’effondre en pleurs « puisque dans son esprit, il se dirige vers une faillite », indique la requête. En tant que DG, Lepêcheur lui répétait pourtant que « tout [allait] bien », selon la poursuite.

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Vincent Normand-Parenteau, de KVN

Un dernier chèque sans autorisation

GMI et Fana retirent tous les accès de Lepêcheur à leurs systèmes et la destituent dès juin 2022.

« Ça a pris 10 minutes, elle est montée en haut, a rempli des boîtes de paperasse », raconte Ian Dufresne. Il constate ensuite que des documents juridiques et comptables ont disparu.

Alors qu’elle n’est plus « ni signataire ni autorisée au compte », elle émet elle-même un chèque de 43 210 $ du compte de Fana pour une autre société dont elle contrôle toujours les finances, affirme la requête des entrepreneurs.

Quant à KVN, l’entreprise destitue Lepêcheur de ses fonctions de DG le 24 août 2022. Depuis, elle se relève tant bien que mal des évènements, comme GMI. Mais Fana « n’a plus que des dettes », se désole Ian Dufresne. L’entreprise se prépare à une mise en faillite imminente.

8048 $

Somme que la CNESST exige en paiement d’heures de vacances non rémunérées que la société d’Angélique Lepêcheur et Nicolas Wajchert, Immistra inc., doit à une travailleuse, Maryne Gaudin. Le montant inclut une pénalité de 1341 $.

Source : CNESST c. Immistra inc., Cour du Québec

Exilée de France après une plainte pénale

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Angélique Lepêcheur vers 2015, alors qu’elle était directrice générale de la coopérative d’entrepreneurs MBR35 en Bretagne, entourée de membres de l’organisation

Huit mois avant d’être embauchée par des entrepreneurs de Sherbrooke, Angélique Lepêcheur était au cœur d’une plainte pénale de l’autre côté de l’Atlantique. En Bretagne, d’autres entrepreneurs ont dénoncé des « agissements frauduleux » étalés sur des années dans la gestion de leur coopérative d’achat de matériaux, dont elle était directrice générale jusqu’en 2017.

La Presse a obtenu la plainte à la Gendarmerie qu’a faite le président de la coop MBR35.

Contacté par La Presse, l’avocat de Lepêcheur au Québec, Frédéric-Antoine Lemieux, souligne qu’elle n’a jamais été condamnée dans cette affaire et que son dossier judiciaire « est vierge ».

La plainte fait toutefois partie de la preuve déposée pour appuyer la poursuite civile des entrepreneurs contre Lepêcheur au Québec. Elle relève plusieurs points en commun avec les gestes qu’ils lui reprochent.

Fausses écritures

« Au début ça marchait bien avec Angélique Lepêcheur, ça a évolué, dit le président de la coop, Hervé Maussion, en entrevue. On a fait l’achat d’un terrain, avec une bâtisse à construire. »

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Le président de la coopérative MBR35, Hervé Maussion

Puis la coop a fait construire un rajout. L’agrandissement de trop, qui a entraîné des dépassements de coûts ruineux en 2014. « La coop était en déficit. Au lieu de l’expliquer aux adhérents, elle a trafiqué les stocks pour améliorer le bilan », affirme le président.

L’organisation a finalement réalisé que quelque chose ne tournait pas rond en 2016. Les vérificateurs de MBR35 ont découvert pour 300 000 euros (environ 433 000 $ CAN) de fausses livraisons comptabilisées. La direction générale avait déclaré un bénéfice net, mais en refaisant les calculs, ils ont conclu à une perte de 224 000 euros, indique la plainte d’Hervé Maussion.

En vérifiant les comptes plus en détail, sur plusieurs années, les vérificateurs ont conclu à un trou de 1,6 million d’euros pour les années où elle était aux commandes, explique le président en entrevue.

« On a essayé d’en savoir plus, mais elle avait détruit toute la documentation, dit Hervé Maussion. Elle avait préparé son coup huit à dix mois plus tôt, avant que ça chauffe vraiment. Malheureusement, on n’a pas de documents qui disent qu’elle a détourné de l’argent. »

Par contre, un tribunal de Rennes a condamné la firme d’audit qui avait confirmé la comptabilité réalisée sous sa direction, RSM Ouest, à payer 47 855 euros à la coop. « La somme était vraiment inadaptée et injuste compte tenu du préjudice subi », se désole le président. MBR35 réclamait près de 1,3 million d’euros.

Quand Hervé Maussion a déposé sa plainte pénale contre elle en avril 2018, Lepêcheur ne donnait déjà plus signe de vie depuis plus d’un an, dit-il. « Une fois qu’on l’a révoquée, on ne l’a plus revue du tout. »

En novembre 2018, elle arrivait au Canada et obtenait un permis de travail. Elle est résidente permanente depuis octobre 2022, selon ses déclarations en cour.

Ils touchent plus de 1 million et abandonnent le chantier

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Le chantier abandonné de la maison de Rachel Girard et Jonathan Tétrault, à Saint-Denis-de-Brompton

Angélique Lepêcheur ne s’est pas seulement mis des entrepreneurs à dos. Elle fait aussi face à la poursuite d’un couple de Sherbrooke qui réclame 915 205 $ à la femme d’affaires, à son mari Nicolas Wajchert et à leur entreprise Les Maisons Harmonie. Les plaignants assurent que leur projet de maison de rêve s’est transformé en cauchemar de détournement de fonds.

« Ils nous mentent depuis le début », déplore Rachel Girard en entrevue.

Comme les entreprises qui se disent flouées, son conjoint Jonathan Tétrault et elle viennent d’obtenir la saisie avant jugement des biens de Lepêcheur et de Wajchert.

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Jonathan Tétrault et Rachel Girard

Loin de l’harmonie

En mai 2022, ils ont signé un contrat à forfait avec Les Maisons Harmonie, indique leur poursuite. Selon l’entente, l’entreprise devait construire leur maison de rêve sur un terrain boisé de Saint-Denis-de-Brompton, en Estrie, pour 1,6 million. D’abord prévue en octobre 2022, la livraison est retardée à février 2023, puis le chantier est finalement abandonné.

La Presse a rencontré le couple dans sa vaste maison inachevée. La cuisine est vide de tout équipement ; les tuyaux de raccordement d’eau sortent du plancher en plein milieu de la salle, là où devrait se trouver l’îlot. Aucune trace du cellier, qu’Harmonie a pourtant facturé 5000 $.

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La pièce qui devait être une cuisine dès octobre 2022, selon les premières discussions entre les Girard-Tétrault et Les Maisons Harmonie..

La maladie se met de la partie

Des complications de chantier étaient pourtant la dernière chose dont le couple avait besoin. Car quelques semaines après la signature de l’entente, Rachel Girard a appris qu’elle est atteinte de deux maladies chroniques. « J’ai le potentiel de finir en chaise roulante », s’attriste-t-elle.

Elle a donc demandé à Harmonie de transformer les plans pour construire plutôt une maison de plain-pied.

Le chantier n’était pas encore commencé, mais Lepêcheur et Wajchert ont répondu au couple que c’était impossible, affirmant qu’ils avaient déjà « investi » 700 000 $ dans le projet, selon la poursuite des Girard-Tétrault.

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Nicolas Wajchert, 35 ans, est aujourd’hui séparé de sa femme Angélique Lepêcheur, mais ils sont toujours partenaires en affaires.

Comme les Girard-Tétrault avaient déjà payé un acompte de 165 000 $, ils ont tout de même décidé d’aller de l’avant.

Facturation en folie

« En août 2022, la construction a débuté, dit Jonathan Tétrault. Ça allait quand même bien au début. »

En décembre, le couple commence toutefois à se méfier. Harmonie lui a déjà facturé près de 1,1 million, alors que la remise des clés est retardée à mars. Mais surtout, la quincaillerie avec laquelle le couple fait affaire, Rona Anctil, le contacte pour lui dire que des factures de 30 600 $ pour la maison, déjà vieilles de deux mois, sont toujours en souffrance. Les Girard-Tétrault assurent pourtant qu’ils ont payé tous leurs comptes.

Après des vérifications, ils découvrent que les entrepreneurs en toiture, en électricité, en structure et des fournisseurs n’auraient jamais reçu leur argent, malgré le million déboursé. En tout, 22 entreprises sont susceptibles de réclamer un total d’environ 270 000 $, dit Jonathan Tétrault.

Harmonie est pourtant censée prendre en charge toutes les factures. Wajchert affirme néanmoins que les Girard-Tétrault accusent un retard de paiement de 158 155 $, selon leur poursuite. Lepêcheur et lui disent même aux sous-traitants que le couple ne paie pas ses comptes, des propos qu’ils considèrent comme « mensongers et diffamatoires ».

Rachel Girard finit par débourser 50 000 $ supplémentaires aux Maisons Harmonie en utilisant sa marge de crédit pour prévenir un arrêt de chantier malgré son désaccord, puis encore 156 000 $ pour éviter l’abandon du projet.

Au bout du compte, le couple assure avoir reçu des factures pour une série d’équipements qui n’ont jamais été livrés.

Mise en demeure

Mais Les Maisons Harmonie veut plus d’argent. En mars, le couple reçoit une mise en demeure. Le procureur de l’entreprise prétend que Rachel Girard et Jonathan Tétrault doivent encore lui payer 286 029 $ et annonce que la société « suspend les travaux ».

Puis le 6 juin, un huissier leur signifie un préavis de saisie de leur maison pour rembourser une créance alléguée de 365 899 $ aux Maisons Harmonie. Mais une semaine plus tard, c’est plutôt Rachel Girard et Jonathan Tétrault qui obtiennent la saisie des actifs de Lepêcheur et de Wajchert.

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Angélique Lepêcheur

La Presse a joint la femme d’affaires, qui refuse de répondre à nos questions. « Nous contestons les accusations formulées », ont cependant fait savoir Lepêcheur et Wajchert par l’entremise de leur avocat Frédéric-Antoine Lemieux.

La SQ refuse d’enquêter

Rachel Girard et Jonathan Tétrault ont porté plainte à la Sûreté du Québec le 5 juin, au poste de la MRC du Val-Saint-François, mais un agent leur a annoncé qu’il n’y aurait pas d’enquête. Contactée par La Presse, la police n’a pas commenté l’affaire.

« On est fâchés, dit Rachel Girard. Je me sens délaissée par la police. Avec tout le mal qu’ils ont fait, je ne comprends pas pourquoi ils ne font rien. On a des preuves, mais ils vont pouvoir s’en sortir facilement. »

La Garantie Construction résidentielle, qui en principe protège les acheteurs, a ordonné fin juin aux Maisons Harmonie de terminer la propriété avant le 31 octobre, selon une lettre qu’ont reçue les Girard-Tétrault. À défaut de se conformer, l’organisme s’en chargera, mais seulement jusqu’à un coût maximum de 300 000 $.

Trop peu pour régler le cauchemar du couple avec Lepêcheur et Wajchert. Car des évaluateurs ont estimé qu’il lui en coûtera jusqu’à 500 000 $ pour terminer les travaux.

« Ça m’atteint vraiment beaucoup, déplore Rachel Girard. Ma santé va de moins en moins bien et on est pognés. »