L’invention du conteneur a transformé le commerce international… et votre domicile. Les conteneurs parcourent des milliers de kilomètres des usines aux centres de distribution. Pour rentabiliser leur usage, il faut les remplir en minimisant l’espace perdu. Les produits sont conçus en conséquence. C’est la raison pour laquelle vous consacrez deux pénibles heures à l’assemblage de votre nouveau barbecue.
Design : pour IKEA, la Terre est plate
Quand le designer industriel québécois Francis Cayouette conçoit des meubles pour IKEA, l’ombre d’un conteneur n’est jamais très loin.
« Il faut toujours trouver des solutions pour que ça prenne le moins de place possible dans un conteneur », constate-t-il.
L’idée que les produits du quotidien puissent être contraints par les dimensions des conteneurs ne l’étonne pas. « En fait, ce n’est pas bizarre du tout parce que c’est vraiment quelque chose, sur le plan de la conception de produits, auquel on pense tout le temps. »
Avec sa conjointe Anne Marie Raaschou-Nielsen, Francis Cayouette a fondé le studio de design Unit 10 à Copenhague en 1999. Le designer travaille avec de nombreuses entreprises danoises, mais il consacre près de la moitié de son temps au géant suédois.
Je ne dois pas nécessairement penser dès le départ combien je peux en mettre dans un conteneur, mais je vais surtout penser au produit de façon à ce qu’il puisse se démonter en pièces à plat. Ils peuvent être empilables, aussi. Il y a différentes techniques, différents trucs qu’on peut utiliser pour remplir un conteneur.
Francis Cayouette, designer industriel
Cette préoccupation est devenue chez lui un automatisme, une seconde nature.
« Justement, ce matin, je travaillais sur un ensemble de mobilier extérieur. Quand je dessine par exemple une chaise ou une table, je peux tout de suite voir que le meuble peut se défaire en pièces qui seront mises à plat. »
Une de ses dernières créations, qui vient d’être mise sur le marché partout sur la planète par IKEA, est le système de bureau Trotten, destiné au travail à la maison et aux petites entreprises en démarrage. Il se compose de plans de travail ajustables ou non en hauteur, d’armoires de rangement, de divers caissons à tiroirs. Tous ces éléments modulaires peuvent être combinés dans un système évolutif, « comme des briques », décrit le Québécois. Et bien entendu, il les a conçus pour que leurs éléments démontés soient emballés à plat.
Par exemple, un petit caisson à tiroir mesure 56 cm de hauteur, 34 cm de largeur et 47 cm de profondeur. Sa boîte n’a que 6 cm d’épaisseur et occupe 5,5 fois moins d’espace. Du pur concentré d’IKEA.
Ils ont des ingénieurs, des gens qui font juste du packaging et qui font un peu partie du projet, Ils n’embarquent pas nécessairement au tout début, mais ce sont eux qui planifient justement comment ça peut entrer dans un conteneur.
Francis Cayouette, designer industriel
Ils interviennent dans le processus de conception.
« Ils commencent à faire des calculs. Ils peuvent me revenir : si tu fais telle pièce un peu plus courte, par exemple, on pourra entrer facilement sur une europalette avec tant de pièces. Ça nous permet de faire des ajustements au bon moment, de ne pas attendre que le produit soit complètement développé. »
Le poids pèse aussi
« La place que ça prend dans un conteneur, c’est une chose, mais il y a aussi le poids », souligne le designer.
Il a conçu le récent système de cuisine et de salle de bains EHHET, qui se caractérise par ses armoires ouvertes à structure tubulaire, dont l’assemblage s’effectue par simple encliquetage.
« Ça permet de créer des espaces ouverts dans le système de rangement de la cuisine. Et ça fait que c’est facile à transporter en conteneur. Même que j’avais des problèmes : c’était tellement efficace que c’était trop lourd dans le conteneur. »
Les conteneurs doivent être remplis en combinant les boîtes EHHET avec des articles moins denses.
Le défi du montage à la maison
Le consommateur sera mis à contribution lors de l’assemblage à la maison, et malgré ce qu’on pourrait croire, cette étape est elle aussi un souci de design.
« Quand je réfléchis à un produit, je me dis que c’est une chose de penser que le produit puisse se défaire à plat, mais on ne veut pas non plus se retrouver avec 50 pièces à assembler, pour un produit simple comme un meuble ou une table. Il faut que ça puisse s’emballer à plat, mais avec un minimum de pièces. »
Sinon, l’acheteur, démonté, se retrouve vite à plat, lui aussi.
Objectif : réduire les vides
De toutes sortes de manières, les produits se plient, littéralement, aux exigences de la conteneurisation. Démonstration…
« Il y a beaucoup de projets où la dimension du conteneur et la dimension d’une palette – il existe des standards ISO – font partie des critères de design initiaux », observe Luc Bourgeois, directeur de l’innovation chez la firme de design industriel Brio Innovation.
« C’est une préoccupation qui est réelle et qu’on ressent dans les projets, de toujours maximiser le packaging en fonction du transport. Plus le produit est vendu en grande quantité et que les marges sont petites, plus le transport joue un rôle clé. »
En somme, on cherche à transporter le moins d’air possible.
Plusieurs stratégies ont été mises en œuvre pour réduire les vides. En voici quelques-unes.
En pièces détachées
Le problème de l’espace occupé en conteneur se pose particulièrement pour les objets volumineux, mais creux.
« On pense à tout le mobilier extérieur, aux barbecues », illustre Luc Bourgeois.
La solution consiste souvent à limiter les constructions indémontables, tels les soudures et les rivets, pour plutôt privilégier les assemblages à vis et boulons. Le problème, dans une boîte bien compacte, est ainsi refilé au consommateur.
« Ça arrive en pièces détachées comme un casse-tête », souligne le designer.
Certains modèles de barbecue exigent près de deux heures d’assemblage, au terme duquel le nouveau propriétaire exaspéré montre généralement un teint d’entrecôte crue.
L’art d’imbriquer
Récemment, un client a demandé à Brio Innovation de se pencher sur une pelle à neige de type grattoir, à lame en plastique.
« Ce manufacturier livrait ses pelles assemblées, décrit Luc Bourgeois. Elles ont une configuration en T qui est difficile à emballer. »
Le mandat consistait à « voir comment on pouvait imbriquer les pelles les unes dans les autres pour augmenter la quantité de pelles par remorque ».
Les designers ont visité l’entrepôt, ont mesuré tous les paramètres, et ont fait des simulations virtuelles sur des palettes et dans des semi-remorques.
La solution la plus évidente consistait à expédier les pelles désassemblées, mais le problème fondamental demeurait : comment les imbriquer de façon idéale. « On a tout fait cet exercice-là avec des simulations, avec des nombres, pour dire à la fin : voici la solution la plus optimale pour l’expédition. » Elle sera vraisemblablement mise en place sous peu.
L’encastrement
Une autre manière de réduire l’espace perdu consiste à concevoir le produit de telle sorte que plusieurs unités puissent s’encastrer les unes dans les autres pour l’expédition. La stratégie est d’autant plus rentable que le produit, s’il est bien conçu, peut être fabriqué dans des moules d’injection à simple ouverture.
Au tournant des années 2010, l’équipe de Skerpa Design, menée par le designer québécois Daniel Thibault, avait conçu cet arrosoir, dont la forme était savamment étudiée pour un encastrement quasi complet. De surcroît, le galbe convexe du bec verseur épousait la forme ventrue du réservoir, pour maximiser la juxtaposition des colonnes d’arrosoirs placés tête-bêche sur les palettes. Le brillant exercice n’avait cependant pas débouché sur la fabrication.
Changer de procédé de fabrication
Le rotomoulage et l’extrusion-soufflage sont des procédés de thermoformage qui permettent de produire d’imposantes pièces creuses en plastique.
« Beaucoup de produits qui ont été moulés à l’époque avec ces procédés doivent être revus, soulève Luc Bourgeois. Ils ne permettent pas d’empiler facilement. On se retrouve à livrer de l’air en grande quantité. »
Il cite en exemple les escaliers en plastique pour piscines hors terre. Autrefois fabriqués par extrusion-soufflage, un procédé peu coûteux, mais qui produit des pièces creuses et volumineuses, ils sont de nos jours plutôt moulés par injection. Le procédé permet d’obtenir des pièces plus minces, démontables et plus faciles à encastrer les unes dans les autres pour l’expédition.
Repliement et déploiement
Certains produits munis de parois souples peuvent être écrasés ou repliés pour le transport… et le rangement.
C’est le cas de cette essoreuse à salade, dont l’anneau en silicone se replie pour que la partie supérieure s’abaisse autour de la base du contenant.
« C’est vendu souvent comme un avantage pour le consommateur, indique Luc Bourgeois. Tous ces produits, comme les contenants alimentaires en plastique, prennent de la place dans les armoires de cuisine. Le client est content, mais inévitablement, le manufacturier l’est aussi. »
La compression
En 1969, le designer italien Gaetano Pesce a créé pour B & B Italia la gamme Up, constituée de fauteuils et de poufs en mousse de polyuréthane tendue de tissu. Ils étaient écrasés et emballés sous vide dans un sac de plastique et placés dans de minces boîtes pour le transport. À la maison, il suffisait de fendre le sac pour que le meuble se regonfle.
De nos jours, les matelas en mousse, qui sont comprimés, enroulés, ensachés sous vide et mis en boîte, procèdent du même principe.
Une boîte à la mer !
Même l’emballage du produit doit être conçu en fonction de son voyage en conteneur. Surtout s’il doit traverser une mer démontée.
Dans un conteneur, deux problèmes se posent, souvent contradictoires : il faut réduire la perte d’espace, mais également s’assurer que l’emballage et son contenu résistent au voyage.
« C’est un gros défi en tant que tel, parce que le conteneur est un moyen de transporter les biens sur de grandes distances, et il y a beaucoup d’aléas, autant dans le transport que dans la manutention », observe Jocelyn Legault, directeur des services techniques chez Cartier, une entreprise spécialisée dans l’emballage de protection, située à Saint-Césaire, en Montérégie.
Cartier a mis sur pied des processus et un laboratoire où sont testés les emballages, sous l’angle de la résistance aux charges, aux chocs, aux vibrations, à l’humidité et aux températures extrêmes.
On y trouve par exemple une table vibratoire « qui permet de créer des vibrations aléatoires qui vont être représentatives de la réalité », décrit Jocelyn Legault.
Empiler les difficultés
« Dans les situations qui nous sont soumises en mandat, un élément assez important est de trouver la façon de maximiser l’espace du conteneur en nous assurant que nous pouvons superposer les produits », explique le directeur des services techniques.
Dans l’un de ces mandats, Cartier avait été contactée par un fabricant qui exportait en Europe ses appareils paramédicaux, dont l’emballage n’avait pas été prévu pour l’empilement.
« Quand ils les ont expédiés en conteneur, il était à moitié plein. Ça entraînait des coûts importants parce que c’est comme s’ils doublaient le nombre de conteneurs par année. »
Pour que les emballages puissent être superposés, les experts de Cartier ont modifié la position de l’objet dans sa boîte et ont ajouté des renforts structuraux aux quatre angles verticaux. « Ça nous a permis de les superposer adéquatement en profitant de la hauteur complète du conteneur. »
Attention au tangage !
Dans un conteneur maritime, l’emballage devra résister aux conditions d’une mer agitée. « Les vibrations, c’est du cisaillement, ça vient accentuer l’effet de compression, expose Jocelyn Legault. Il y a aussi des effets de tangage. On peut atteindre des inclinaisons au-delà de 22° dans un conteneur sur bateau. Les déséquilibres sont fréquents. Et si l’emballage n’est pas structurant et approprié, le déséquilibre va accentuer le poids au mauvais endroit. C’est tout un jeu d’équilibre, finalement. »
Un équilibre délicat : l’emballage doit être conçu pour absorber les chocs et vibrations, sans pour autant être inutilement grand.
L’emballage influence le produit
Les interventions et les tests de Cartier peuvent amener ses clients à modifier leurs produits. Ce fut le cas d’un fabricant d’appareils de chauffage qui lui avait confié la conception de leur emballage de transport.
« Dans nos simulations, on a observé des soudures qui se dessoudaient, relate le directeur. On a recommandé au manufacturier d’augmenter le nombre de soudures et de les positionner autrement pour éviter ce genre d’effet. »
Mais l’intervention est encore plus efficace si elle s’effectue dès l’étape de la conception. Son équipe a aidé un fabricant à tester ses appareils de télécommunication sensibles aux vibrations. « Ça a permis d’améliorer le produit avant même qu’il soit commercialisé. »
Une idée biscornue
Les produits biscornus posent un défi d’emballage particulier : comment adapter la boîte à la forme ?
« Quelquefois, ça donne justement des emballages un peu plus spéciaux », reconnaît le designer Francis Cayouette, qui conçoit de nombreux produits pour IKEA. « Les lampes sont un bon exemple. »
Pour éviter les vides, certains luminaires d’IKEA sont emballés dans des boîtes en forme de L, dont la juxtaposition tête-bêche permet de remplir une palette sans le moindre interstice.
Le designer travaille de concert avec les ingénieurs et spécialistes en emballage d’IKEA.
« Dans leur atelier de maquettes où je vais à l’occasion pour travailler sur des prototypes, ils ont même une grande machine où ils peuvent faire des prototypes d’emballages, dit-il. C’est comme une grande machine CNC [à commande numérique] qui coupe du carton dans des mesures parfaites. »
Certains chercheurs ont même fait appel à la topologie pour concevoir des emballages polyédriques qui se juxtaposent parfaitement dans l’espace.
Mais comme le rappelle Jocelyn Legault, plus le découpage est complexe, plus la boîte est coûteuse.