Au sommet de cette tour en chantier, les visiteurs marchent d'un pas mal assuré sur les tiges d'acier qui serviront à renforcer le plancher du 43e étage. La vue à couper le souffle sur Swan River, cette rivière autour de laquelle la ville de Perth s'est construite, permet presque d'oublier le vertige et la chaleur de 38 degrés, que le vent ne chasse même pas à cette hauteur.

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Encore deux étages, et les 600 ouvriers de la construction qui travaillent dans un concert de machinerie, de musique heavy metal et de jurons auront achevé City Square. Avec une superficie de 76 000 mètres carrés, la nouvelle maison de la société minière BHP Billiton à Perth sera la tour la plus spacieuse de la ville.

À quelques mois de la fin des travaux sur City Square, un investissement de plus de 600 millions, il ne reste presque plus d'espace à louer. De quoi ravir son propriétaire, Brookfield Asset Management.

C'est l'un des derniers projets de cette entreprise torontoise, qui a eu le coup de foudre pour l'Australie au printemps de 2007. C'est à ce moment que Brookfield a acquis le groupe Multiplex, un gestionnaire et constructeur d'immeubles, une transaction de 6,5 milliardsCAN. Depuis, la présence de Brookfield en Australie ne cesse de croître, autant dans l'immobilier commercial que dans les infrastructures.

Ce holding détient le terminal maritime de Dalrymple Bay, au Queensland, qui expédie plus de charbon que tout autre port du monde. Il gère un réseau de 5100 kilomètres de voies ferrées en Australie-Occidentale. Il exploite un distributeur de gaz naturel en Tasmanie. Il possède une quinzaine d'immeubles de qualité à Sydney et à Melbourne. Et à Perth encore, il construit un hôpital de 643 chambres dont la facture s'élève à 1,8 milliard.

«Pour nous, c'est une façon de goûter au boom de l'Asie sans faire le saut en Chine continentale», dit Brian Kingston, associé senior de Brookfield responsable de l'Australie, rencontré dans les bureaux de Brookfield au centre-ville de Sydney. Tout est plus simple et moins risqué en Australie, un pays avec un régime de droit qui partage avec le Canada une langue et une culture d'affaires.

L'actif sous gestion de Brookfield en Australie totalise 16 milliards de dollars, soit 13% de l'actif sous gestion de l'entreprise, de 122 milliards. Ces investissements pourraient d'ailleurs croître si Brookfield réussit à acquérir le terminal maritime Abbot Point, dont le gouvernement du Queensland souhaite se départir.

Relation méconnue

La présence de Brookfield en Australie est aussi imposante que méconnue. Et c'est à l'image des activités du Canada en Australie.

Pour comprendre cette relation économique, ce n'est pas du côté des échanges commerciaux qu'il faut regarder, affirme Richard Kohler, ex-consul général du Canada à Sydney, aujourd'hui administrateur de la Chambre de commerce canado-australienne.

«Nos échanges, c'est la pointe de l'iceberg, dit-il. Ce qu'il faut considérer, ce sont nos investissements et nos alliances stratégiques. À cet égard, notre relation est profonde: chaque pays a plusieurs dizaines de milliards de dollars investis dans l'autre.»

En 2009, par exemple, les Canadiens ont investi 12,8 milliardsCAN en Australie, tandis que les Australiens injectaient 4,8 milliardsCAN au Canada, selon Statistique Canada.

Les relations étroites dans l'industrie minière sont plus connues. Outre Alcan, Rio Tinto, de Melbourne, contrôle le premier producteur de minerais de fer du pays, la Compagnie minière IOC, de Sept-Îles (59%), et la société Ivanhoe Mines, de Vancouver (42%). BHP Billiton extrait des diamants à la mine Ekati, dans les Territoires du Nord-Ouest. Cette entreprise de Melbourne prépare aussi le terrain à la mine de potasse Jansen, en Saskatchewan, après l'échec de son offre d'achat hostile sur Potash Corporation. La société torontoise Barrick Gold, de son côté, exploite sept mines d'or en Australie.

Services financiers

Si les minières sont bien visibles, l'intérêt des sociétés de services financiers de l'Australie pour le Canada est plus méconnu. Qui sait que Computershare, bien connue pour ses services aux investisseurs, et présente à Montréal, est d'origine australienne?

Le groupe financier Macquarie est l'une des institutions qui ont enfilé les acquisitions au Canada au cours des dernières années. En 2007, il a allongé 147 millions pour s'offrir Orion Securities, courtier institutionnel mieux connu sous son ancien nom de Yorkton Securities. En 2009, Macquarie a acquis Tristone Capital Global, courtier spécialisé en énergie de Calgary, pour la somme de 116 millions. Puis il a mis la main sur Blackmont Capital au prix de 93 millions, pour se donner une masse critique, cette fois dans le courtage de détail.

Cet intérêt de Macquarie pour le Canada est naturel, explique Matt Rady, directeur général et chef du groupe des services financiers et bancaires de Macquarie en Amérique du Nord. L'Australie et le Canada ont tous deux un secteur financier solide qui est bien réglementé et, de ce fait, plus prudent. Les régimes de taxation se ressemblent, notamment pour le traitement du gain en capital.

«Les investisseurs sont motivés par les mêmes choses, ce qui nous permet de nous servir de notre expertise», ajoute Matt Rady, grand responsable des services aux particuliers, où travaillent 700 des 1000 spécialistes de Macquarie au Canada.

La banque National Australia Bank a aussi racheté l'an dernier une des filiales immobilières de la Caisse de dépôt et placement du Québec, dont l'institution s'est départie après l'arrivée de Michael Sabia. Par sa filiale nabInvest, elle a acquis Presima, gestionnaire de titres immobiliers internationaux, pour une somme non dévoilée.

Bombardier, McCain

C'est sans parler des multinationales canadiennes qui se doivent d'avoir une présence locale en raison de leur secteur d'activité, comme Bombardier Transport ou McCain Foods.

Grâce à l'acquisition d'Adtranz, en 2001, Bombardier compte un centre d'ingénierie à Brisbane et deux usines où l'on produit des véhicules légers sur rail et des trains de banlieue régionaux, à Melbourne et à Maryborough (Queensland). Ces centres emploient 350 salariés au total. Depuis 10 ans, l'entreprise a décroché en Australie une douzaine de contrats. Pour Melbourne, par exemple, Bombardier Transport construit en ce moment 50 tramways à plancher bas Flexity.

Quant à McCain, sa présence en Australie remonte à 1968, si loin que bien des Australiens la considèrent comme une entreprise locale. À Ballarat (Victoria), à Penola (Australie-Méridionale) et à Smithton (Tasmanie), McCain produit des frites, des pizzas et des légumes surgelés, pour les particuliers et les services alimentaires.

L'Australie n'est d'ailleurs pas la chasse gardée des multinationales. À Sydney, en face de Hyde Park, rue Elizabeth, se trouve un Presse Café, l'un des deux établissements franchisés de cette chaîne montréalaise down under. Quand on connaît la passion des Australiens pour le café, c'est un pari pour le moins osé!

Ainsi, cette relation économique étroite remet en perspective la décision, par le gouvernement canadien, de bloquer la vente de Potash Corporation au géant minier BHP Billiton. D'ailleurs, dans la presse australienne en novembre, les commentateurs ont autant dénoncé la surprise d'Ottawa que l'approche prise par Marius Kloppers, grand patron de BHP Billiton. Il faut savoir que les Australiens eux-mêmes ont déjà bloqué des transactions au nom de l'intérêt national. En 2001, par exemple, Canberra a empêché Shell de prendre le contrôle de Woodside Petrolium, détenteur de droits sur d'importantes réserves de gaz naturel au large de l'Australie-Occidentale.

«Cela a créé de l'irritation et de la déception, dit le diplomate à la retraite Richard Kohler. Mais c'est comme un mariage. Si on ne se dispute pas une fois de temps en temps, ce n'est pas vraiment un mariage.»