Le médicament Singulair fait désormais l’objet de « mises en garde et précautions importantes » par Santé Canada, le type d’avertissement le plus fort qui existe au pays. De nombreux patients se voient tout de même prescrire ce médicament, souvent lorsque les autres traitements contre l’asthme échouent. Même au Québec.

La Dre Francine Ducharme, pédiatre et épidémiologiste clinique au CHU Sainte-Justine, rencontre régulièrement des patients qui subissent des effets secondaires sévères du médicament. « J’en ai au moins toutes les deux semaines. »

Agitation, agressivité, dépression, troubles du sommeil, pensées et comportement suicidaires : la Dre Ducharme les a tous vus.

L’une de ses patientes a commencé à prendre le médicament Singulair à 5 ans. « Elle a fait une tentative de suicide à 6 ans. À 6 ans ! », lance la Dre Ducharme. Puis elle a fait une seconde tentative de suicide à 11 ans, alors qu’elle prenait toujours le médicament.

Lorsque la médecin a rencontré la jeune fille pour la première fois à l’âge de 12 ans, elle s’est empressée de lui faire arrêter le traitement.

Le Singulair – de son nom générique montélukast – est un médicament approuvé pour le traitement de l’asthme chez les adultes et les enfants et pour aider à contrôler les symptômes nasaux des allergies saisonnières.

Lors de sa mise en marché en 1997 au Canada, le fabricant de l’époque, Merck, notait peu d’effets secondaires dans les essais cliniques. « Il y avait un petit peu de nausées, un petit peu de mal au ventre, un petit peu de mal à la tête, mais pas de grosses choses. Il n’y avait pas d’effets secondaires neuropsychiatriques », se remémore la Dre Francine Ducharme.

Il faudra attendre en 2008 pour que de nouveaux signalements poussent Santé Canada et la FDA à mettre à jour la liste d’effets secondaires du médicament, afin d’y inclure la dépression, les pensées et comportements suicidaires et l’anxiété.

Les effets secondaires peuvent se présenter différemment chez les adultes. « Les effets qu’on voit ce sont souvent des cauchemars. J’ai eu quelques cas où les personnes avaient des problèmes anxieux. Des gens disaient aussi qu’ils avaient une moins bonne humeur », dit la Dre Krystelle Godbout, pneumologue à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec (IUCPQ), spécialisée en asthme chez les adultes. Elle voit des patients avec des effets secondaires du médicament quelques fois par année.

Un avertissement « inexact »

Jusqu’à présent, Santé Canada a reçu plus de 4000 déclarations d’effets indésirables en lien avec Singulair. De ceux-ci, « 3116 rapports étaient sérieux », indique le porte-parole de l’agence, Mark Johnson.

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La Dre Francine Ducharme, pédiatre et épidémiologiste clinique au CHU Sainte-Justine

Les professionnels de la santé ont d’ailleurs été prévenus par Santé Canada du risque d’évènements neuropsychiatriques graves associés au montélukast, au moyen d’une nouvelle mention de « mises en garde et précautions importantes » en août 2020. Cette mention constitue le type d’avertissement le plus fort pour un produit au Canada.

« Les bienfaits de Singulair chez certains patients pourraient ne pas être supérieurs aux risques encourus, surtout lorsque les symptômes de la maladie sont légers et qu’ils peuvent être bien maîtrisés avec d’autres traitements », peut-on lire dans l’avertissement de Santé Canada.

La Dre Ducharme estime toutefois que l’avertissement de Santé Canada ne révèle pas l’ampleur du problème. Dans la monographie du produit datant de 2021, on peut lire que les effets indésirables ont été signalés très rarement, soit dans moins de 1 cas sur 10 000. « C’est inexact de dire que ça arrive moins de 1 sur 10 000 », s’exclame la Dre Ducharme. « Ceci suggère que les patients, les pharmaciens et les médecins devraient rapporter de façon plus systématique tout effet secondaire. »

Santé Canada est plutôt d’avis que « les avertissements inclus dans la monographie actuelle de produit sont à jour et communiquent les risques en question ».

« Le signalement d’effets indésirables est pris au sérieux », a pour sa part déclaré Dominique Quirion d’Organon, fabricant de Singulair depuis 2021. « Comme pour tous nos médicaments, nous surveillons continuellement l’innocuité de Singulair. »

Quelques mois avant Santé Canada, la Food and Drug Administration (FDA), aux États-Unis, avait également demandé qu’une mise en garde encadrée, ou Black box warning en anglais, soit ajoutée aux informations de prescription du montélukast pour décrire ses effets secondaires graves sur la santé mentale.

La FDA a annoncé du même coup avoir identifié 82 cas de suicide associés au médicament, dont 19 chez des enfants. « Sachez que certains patients ont rapporté des évènements neuropsychiatriques après l’arrêt du montélukast », précise l’agence sur son site internet.

Lorsque la Dre Krystelle Godbout a terminé son cours de pneumologie en 2014, les effets secondaires du médicament Singulair étaient peu connus. « Je prescrivais le Singulair aux patients et je ne leur parlais pas des effets secondaires, parce que ce n’était pas très bien publicisé. »

Elle a été beaucoup plus sensibilisée aux effets neuropsychiatriques depuis que la FDA a émis son Black box warning en 2020. Elle estime toutefois que l’avertissement de Santé Canada passe, encore à ce jour, inaperçu par rapport à celui de nos voisins du Sud. « Les mises en garde de Santé Canada, je dirais que c’est moins bien publicisé. Le Black box, ça fait peur. »

Au moins 38 000 utilisateurs au Québec

Malgré les sérieux avertissements de l’agence fédérale, le médicament est encore prescrit. En 2023, plus de 38 000 personnes ont eu recours au médicament Singulair, en augmentation constante dans les 10 dernières années, selon les données de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) obtenues par La Presse. Ces données ne concernent que les personnes assurées par le régime public.

« Ce n’est jamais un premier choix en asthme, dit la Dre Krystelle Godbout. On va se servir du Singulair chez l’adulte en ajout aux pompes [de corticostéroïdes] quand elles ne sont pas suffisantes pour contrôler l’asthme. »

Singulair a l’avantage d’être un médicament en comprimé, dit la spécialiste. « Les patients oublient beaucoup les pompes, alors qu’un médicament par la bouche, ils le prennent assez régulièrement. » Singulair peut également permettre d’éviter d’augmenter les doses de cortisones dans les pompes qui peuvent avoir des effets indésirables à long terme.

Pour avoir accès aux thérapies avancées contre l’asthme, soit des médicaments en injections remboursés par la RAMQ, le gouvernement demande d’ailleurs « à ce qu’il y ait eu un essai de Singulair ou d’un autre médicament avant de pouvoir accéder à ces thérapies avancées », dit-elle.

« J’avais l’impression que mon fils avait pris de la drogue »

Bien que la consommation du médicament par les mineurs ait diminué dans les 10 dernières années, plus de 2000 enfants de moins de 10 ans sont toujours traités avec ce médicament.

Le Singulair est souvent prescrit lorsque les autres traitements contre l’asthme se révèlent inefficaces, explique le DLarry Lands, directeur de la division de médecine respiratoire à l’Hôpital de Montréal pour enfants.

C’est le cas du fils de Mylène*, qui était âgé d’à peine 1 an lorsqu’il a commencé à prendre du Singulair l’année dernière. Le bambin avait essayé deux autres médicaments auparavant, sans succès.

Les effets bénéfiques du Singulair ont été instantanés. « Ç’a été magique. L’asthme a complètement disparu. Ce n’était jamais arrivé avant que son asthme soit contrôlé », raconte Mylène.

La famille avait été prévenue par l’équipe médicale de suivre attentivement les éventuels effets neurologiques du médicament. « Mais la pharmacienne m’avait dit que c’était une vieille molécule et que le médicament existait depuis longtemps et qu’on n’avait pas à s’inquiéter. »

Dans les jours qui ont suivi, elle a constaté que son fils était devenu hyperactif. « On n’était même pas capables de lui lire un livre, il fallait toujours qu’on soit dans le mouvement. » Elle en a discuté lors du suivi de son fils à l’hôpital. La famille et l’équipe médicale en ont conclu que les bénéfices étaient plus grands que les risques.

Or, les semaines passaient et son agitation ne faisait qu’augmenter. « Il y a une soirée où je n’arrivais plus à entrer en contact avec lui. Tout le stimulait : la chaleur, les couleurs. J’avais l’impression que mon fils avait pris de la drogue. »

La famille a arrêté le médicament dès le lendemain. Une semaine plus tard, le garçon était de retour à son état normal. « Il est venu nous serrer dans ses bras et est resté collé sur nous. Il ne faisait jamais ça. On s’est rendu compte que le médicament avait vraiment eu un gros effet sur lui. »

*Le prénom a été modifié, afin de ne pas révéler l’identité de l’enfant.

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