(Québec) La ministre Sonia Bélanger passe à la trappe les formulaires de 36 pages, abolit les évaluations « systématiques » et sonne la fin de la reddition de comptes toutes les « 15 minutes ». Son objectif ? Des soignants davantage auprès des patients et moins derrière un bureau.

Ce qu’il faut savoir

Malgré des investissements importants, le grand virage vers les soins à domicile promis par le gouvernement Legault tarde à se concrétiser.

La ministre déléguée à la Santé a sollicité au début de l’été une rencontre avec les PDG des 34 établissements de santé pour leur faire part de ses objectifs d’améliorer l’accès aux services de soins à domicile.

Sonia Bélanger lance une première série de mesures qui seront testées dans six établissements. Son chantier sera déployé pendant un an, en cascade et par spécialités. Elle commence avec les intervenants psychosociaux.

« On est tellement obnubilé par la gestion des risques qu’on a superposé une série d’évaluations, de critères, de contraintes », admet la ministre déléguée à la Santé en entrevue.

Elle veut opérer « une petite révolution » dans les soins à domicile en détricotant les procédures qui se sont « technocratisées » au fil du temps. « On est venu surencadrer les pratiques professionnelles. C’est un constat important, qui est assez alarmant », remarque la ministre.

La Presse rapportait en septembre que le grand virage vers les soins à domicile promis par le gouvernement Legault s’annonce ardu : alors que l’attente s’allonge, les tâches administratives et les déplacements accaparent plus de 70 % du temps du personnel.

Ce taux atteint 76 % pour les services psychosociaux. L’ancienne PDG du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal affirmait alors vouloir changer « radicalement » le portrait.

Lisez le dossier « Soins à domicile : trop de temps loin des patients »

Elle a présenté cette semaine à La Presse les premières mesures qui seront déployées dans six établissements, à compter du 1er novembre et pendant 12 semaines, puis étendues à l’ensemble du réseau.

Établissements sélectionnés pour le projet pilote

  • CIUSSS de la Capitale-Nationale
  • CIUSSS de l’Estrie
  • CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal
  • CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal
  • CISSS de la Montérégie-Ouest
  • CISSS de l’Outaouais

Le premier volet de la réforme de Mme Bélanger vise à alléger les tâches administratives des intervenants psychosociaux. Les soins infirmiers, l’ergothérapie et la physiothérapie viendront dans les phases subséquentes, d’ici l’automne 2024.

Fini, donc, le formulaire de 36 pages servant à évaluer les besoins d’un nouveau patient, communément appelé OCCI (Outil de cheminement clinique informatisé), critiqué plus d’une fois par les syndicats pour sa lourdeur.

« Ça prend en moyenne jusqu’à cinq heures de travail », illustre Mme Bélanger. Elle ajoute que les usagers à qui l’on pose les questions en ressortent « épuisés ».

C’est très, très intrusif. Ça peut même aller jusqu’à [demander] : quelles étaient vos [habitudes] sexuelles quand vous étiez plus jeune. [Les gens] ne comprennent pas pourquoi on rentre dans un questionnaire aussi élaboré alors qu’ils ont besoin d’un bain ou d’assistance.

Sonia Bélanger, ministre déléguée à la Santé

À partir de maintenant, les intervenants pourront « choisir » l’outil d’évaluation qu’ils jugent adéquat pour leur clientèle. Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) leur fournira un « outil abrégé » qui prendra de 30 à 60 minutes à remplir.

Ce sera aussi la fin des évaluations annuelles « systématiques ». Les intervenants en soutien à domicile doivent réévaluer tous les ans la totalité de leur clientèle même s’il n’y a pas de changements dans leur état de santé.

« Qu’est-ce qui arrive dans le réseau ? À partir du mois de janvier, nos intervenants se mettent à faire de la réévaluation. […] Ça peut prendre jusqu’à 80 heures par professionnel », note-t-elle.

Un « changement de paradigme complet »

Des changements qui réjouissent Philippe Voyer, expert en soins infirmiers gériatriques et directeur des programmes de baccalauréat en sciences infirmières à l’Université Laval. Il a été invité par la ministre pour assister à la présentation faite à La Presse.

« J’étais là du temps de [Gaétan] Barrette, du temps de Marguerite Blais et je suis là aujourd’hui. C’est un changement de paradigme complet parce que chaque fois qu’il y a eu des problèmes dans le réseau, on disait : […] “on va amener de nouveaux critères, on va mesurer”. »

« Je me suis opposé souvent à ça parce qu’on fait comme si [les professionnels] n’avaient pas de jugement clinique », souligne le professeur qui a critiqué le gouvernement par le passé. Il se défend de faire du « cheerleading » et salue l’approche de la ministre.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Philippe Voyer, directeur des programmes de baccalauréat en sciences infirmières à l’Université Laval

Nos exemples internationaux, que ce soit le Danemark ou les Pays-Bas, performent parce qu’ils sont dans un modèle de grande latitude décisionnelle des professionnels.

Philippe Voyer, directeur des programmes de baccalauréat en sciences infirmières à l’Université Laval

Au Québec, de l’aveu même de la ministre, les investissements non négligeables du gouvernement Legault depuis 2018 n’ont pas eu les résultats espérés. « Les listes vont en augmentant même depuis que je suis arrivée. Je ne veux plus ça », assure Mme Bélanger.

La fin de la « minuterie »

Autre solution, la ministre coupe dans les statistiques compilées par le MSSS. Pour l’heure, les intervenants sociaux doivent rendre compte de leurs occupations par tranches de 15 minutes. « Ils remplissent une feuille à part là, ils disent ce qu’ils font toutes les 15 minutes », relate Mme Bélanger.

« Il n’y a personne qui regarde ces statistiques-là. […] On a besoin d’avoir des statistiques, on travaille dans la fonction publique, il faut rendre des comptes, mais un moment donné, il y a des limites », s’impatiente la ministre. « Ça devient quasiment psychotique ! »

Pas question non plus de « minuter » les professionnels dans leur travail. Fait étonnant, la ministre n’a pas l’intention de mesurer l’effet de ses changements en calculant le nombre d’heures auprès des patients.

« C’est comme si vous me dites : allez-vous mesurer les minutes que prend le médecin pour ausculter son patient ? Quand on rentre là-dedans, on rentre dans le paradigme actuel, et moi, je veux sortir de ça », dit-elle.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Marc-Nicolas Kobrynsky, sous-ministre adjoint à la Direction générale de la planification stratégique et de la performance

Un coup de main de l’intelligence artificielle ?

Québec veut mettre l’outil de la dictée vocale à la disposition des intervenants qui doivent actuellement retranscrire leurs notes à la main. Les équipes du sous-ministre adjoint à la Direction générale de la planification stratégique et de la performance, Marc-Nicolas Kobrynsky, testeront également le recours à l’intelligence artificielle pour soutenir cette approche. Cela pourrait permettre par exemple de résumer les échanges avec les patients. Ces technologies seront mises à l’essai « en petits groupes » d’abord. La ministre souhaite aussi étendre à l’ensemble du réseau l’utilisation d’outils numériques qui génèrent automatiquement la liste des adresses à visiter pour mieux organiser les déplacements.

Fanny Lévesque, La Presse

En savoir plus
  • 2,7 milliards
    Sommes supplémentaires investies dans les soins à domicile par le gouvernement Legault depuis 2018
    SOURCE : MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX
    20 562
    Nombre de Québécois en attente d’un premier service de soins à domicile en date du 31 mars 2023
    SOURCE : MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX